De nos jours, l'exploration de l'espace textuel vaguement anarchique et surréaliste qui a alimenté nombre de pièces vocales de l'avant-garde historique n'est plus suffisante.
Dans les années 60 et 70, on a vu se faire jour la possibilité d'un jeu de déconstruction, fomenté par le sérialisme, qui cherchait à séparer les paramètres du système linguistique pour étudier et régénérer les relations qu'on pouvait établir entre eux. Cela a libéré une énergie créative considérable, mais nombre de processus fortuits se sont révélés stériles ou n'ont produit que des maniérismes.
Nous pourrions dire au même titre qu'un usage exclusif de phonèmes ou, selon le contexte, celui d'un narrateur brechtien, représentent de simples escamotages pour éluder le problème du rapport entre le son de la parole et son sens.
Le grand changement survenu par rapport à l'époque de nos pères, c'est qu'aujourd'hui il n'existe plus un seuil de signification solide que nous puissions franchir voire déconstruire : une claire délimitation de sens avant et après la parole a disparu.
La sonorité multiforme dont sont issues les paroles humaines ne se distingue plus nettement du bruit du monde. Voyez « Usura » : c'est ce que disait Sanguineti dans Laborintus II (1965). Les expectatives négatives de sa génération semblent avoir connu une évolution pire encore.
Car c'est la parole elle-même qui est devenue bruit. Il ne s'agit pas de composantes de bruit qu'il faut isoler et recontextualiser analytiquement. La parole elle-même est bruit : son sens s'est égaré.
La saturation d'informations qui, violente et croissante, nous submerge depuis plus de vingt ans a dévasté tout ordre de mérite et de qualité, jusqu'à l'attribution d'une signification partagée. Mais il y a plus : toute sacralité possible de la parole elle-même, de son lien mystérieux – en tant que son – avec la résonance du monde, s'est complètement dissipée.
Tout est pareil à tout, voilà ce qui semble, aujourd'hui. Le topos, littéralement le lieu, le milieu social où un mot, un geste, voire un vêtement peuvent partager une signification commune, sont en train de se fragmenter et de se multiplier en mille petites niches, tellement atomisées et en mutation si constante qu'à la fin elles en deviennent individuelles : un monde de références virtuelles qui ne peuvent dans la réalité se partager avec personne d'autre : non pas une communauté, mais une masse d'individus isolés.
Nous avons beau sourire en pensant à la confiance presque naïve avec laquelle nos pères se sont permis de jouer avec les « estrangements » (distanciations), (qu'on songe à A-Ronne de Berio, 1974), en assumant une culture commune au public bourgeois des concerts. Mais qui, actuellement, est en mesure de reconnaître une citation en allemand du Capital de Marx ou de la Genèse en latin, ou encore de badiner élégamment avec des associations insolites entre geste et musique?
Pensons-nous vraiment qu'un jeune raveur est capable de discerner et de réassocier des états émotifs qui n'aient pas un contact direct avec la colère et la peur ? Ou de goûter les rapports entre les fonctions connotatives et dénotatives de la citation d'un choral de Bach ?
L'aplatissement de toutes les qualités est inimaginablement dur, violent et réel. Bien sûr, nous pouvons considérer cela comme un échec, comme la décadence totale d'une civilisation, qui peut le dire ?
Peut-être aussi sommes-nous ancrés à beaucoup, à trop de certitudes confortables.
Plutôt que de s'en remettre à des archives de dogmes archéologiques, il est plus fascinant d'accepter le défi et d'utiliser un texte. Berio, du moins, l'a fait. En cherchant à trouver une voie parmi ses implications sémantiques. Ce court-circuit sans fin prend vie avec la musique.
Je suis persuadé qu'il est indispensable d'explorer le langage au delà du phonème, jusqu'au coeur de ses matrices sémantiques et « sacrées », avec l'Homme en chair et en os dans le monde. Car ces matrices, nous sommes en train de les perdre.