Helmut Oehring

Seven Songs for Sunrise  (2013)  #1h34 — création mondiale
Droits réservés/collection Cinémathèque suisse
En concert
La musique du muet II - sa 21.3 21h

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Résolument spectaculaire sur le plan formel et médial, le film de Murnau procède par symétrie et reflet – aussi bien dans sa macrostructure que dans sa microstructure, dans ses mouvements, ses répétitions, ses variations ainsi que dans le contenu des scènes. Cette symétrie a joué un rôle déterminant dans la composition de ma musique et de ses miroirs ou mirages. Ainsi, dans les sections SONG 3 Misery of Woman et SONG 6 Misery of Man, et, au milieu du film, dans SONG 4 Heyday/Felicity, une séquence onirique apparaît: le couple, L’HOMME et LA FEMME à nouveau réunis, se promène bras dessus bras dessous, au milieu du trafic urbain des heures de pointe. Immédiatement après, on les voit en pleine nature, vivant leur idylle retrouvée – cellule primitive utopique du film entier, concentration visuelle du désir des deux amants, qui les unit dans leur solitude et leur désespoir. Ils s’engendrent et s’attestent mutuellement.

Cette séquence de rêve est un cri. Ce cri est nécessaire. Encore et encore. Il secoue et déchire le rideau qui nous sépare de la vérité, de cette «irréalité de la réalité et de la promesse que le rocher du monde est bâti sur l’aile d’un elfe» (Francis Scott Fitzgerald). La musique est un tel cri. Les sonnets de Shakespeare sont un tel cri, les Madrigaux et les Répons de Gesualdo ainsi que «I Will» de Thom Yorke le sont également: c’est la musique du silence qui se fait. L’apparition du mutisme. L’image qui devient muette. Le méridien. L’éclipse solaire.

Au cours de la séquence médiane du film, le chanteur décrit la volonté désespérée d’un père désireux de protéger son enfant des petites et grandes catastrophes d’un monde où aujourd’hui et demain déroulent un quotidien fait d’indigence et de dépréciation. À la fin du film, dans l’épilogue, nous voyons l’HOMME et la FEMME, parents réunis avec leur enfant, regarder le lever du soleil et contempler plein d’espoir un avenir commun. Une possibilité.

Dans le film muet, l’œil réagit avant l’oreille. Le compositeur imagine ce que le réalisateur communique sur le plan visuel. Dans les films muets de Murnau, il s’agit principalement de processus intérieurs, de conflits, de tragédies. La matière s’apparente au théâtre antique, aux tragédies et comédies de Shakespeare, matière intemporelle qui fera toujours sens tant qu’il y aura des hommes. Murnau met en lumière la tragédie intérieure en entrelaçant scènes réalistes, séquences oniriques et souvenirs.

La musique poursuit cette restitution de la réalité mais avec les moyens du rêve – elle arpente l’espace intérieur, elle abolit le temps au cœur de l’étrangeté. Ma musique intériorise le film de Murnau tout en suivant ses propres moyens, stratégies, lois parallèles, rêves singuliers qui n’appartiennent qu’à elle. Les SEVEN SONGS rêvent ainsi le film de Murnau. En écoutant ce langage cinématographique, nous avons l’impression de toucher quelque chose d’important par des voies détournées. Je vois battre le cœur du film. Je ressens l’aura mélodramatique qui semble se mouvoir des tréfonds d’un opéra. En tant que compositeur, je palpe le sens d’un paysage cinématographique intérieur, j’épie des points d’orientation. Et dans cet espace entre cinéma et musique, voilà qu’adviennent un jeu scénique à écouter, une musique à voir.

Le dit est toujours le contraire du non-dit. Le négatif de ce qui ne se laisse appréhender, de ce qui reste indicible. Il en va de même pour le visible et l’invisible. L’audible et l’inaudible. Le propre du travail de compositeur qui cherche à trouver un son pour un film muet est de débusquer l’invisible. Ce qui n’est pas représentable. De mettre en scène sur les murs le mouvement intérieur. C’est le cinéma des origines. Composer ainsi, c’est comme photographier les strates qui se sont formées sur les parois intérieures de l’âme. Jeux d’ombres et de sonorités mâtinés de mysticisme et de mythologie.

En plus des leitmotive chrétiens qui ponctuent l’intrigue de L’Aurore jusqu’à sa fin utopique – «chemin de croix» de l’HOMME qui passe de la culpabilité aux remords, de la prise de conscience à la rédemption, capacité à aimer et à souffrir de la FEMME, motif de la rédemption de la famille quasi «divine» père-mère-enfant – il est à mon sens une toile de fond qui ressort nettement du tissage d’associations cinématographiques de Murnau, c’est le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, cette comédie où deux amants se voient fatalement désunis puis réunis par les forces (divines) de la nature pour finalement appareiller ensemble vers un matin nouveau. Vers un avenir aux connotations politiques et utopiques, car le film de Murnau nous fait l’effet d’une critique avant l’heure du mode de vie du citadin des années 1920, l’homme moderne, «émancipé», et qui a foi en le progrès. Un mode de vie qui s’oppose à l’union traditionnelle campagnarde et villageoise, à la famille et à ses valeurs (intemporelles?).


Dans SONG 5 Tempest, par un orage d’une force prodigieuse, la nature menace le bonheur reconquis des amants et leur «retour à la maison». Ce n’est pas un hasard si j’ai donné à la partie chantée de cet apogée de la catastrophe – tournant dramatique central du film – le titre de la célèbre Tempête de Shakespeare, pièce où un père et sa fille sont confrontés à la question existentielle suivante : comment voulons-nous vivre demain? Cette question, qui taraude les générations prises dans l’instant – de leur connaissance du passé –, qui interroge la responsabilité envers l’avenir et la descendance, cette question que pose Shakespeare (et avec lui de nombreux artistes comme Murnau qui ont transposé son œuvre dans de nouvelles formes artistiques), était au cœur de mon travail ces dernières années. Je l’ai notamment abordée dans deux de mes opéras, UnsichtbarLAND qui renvoie à La Tempête, et AscheMOND oder The Fairy Queen qui renvoie au Songe d’une nuit d’été – ces deux opéras entretenant des liens de parenté avec SEVEN SONGS for SUNRISE. De ces opéras, la question est transmise à mon cycle actuel de travaux au cours duquel, sous diverses formes, j’aborde la série de l’Angelus Novus de Paul Klee et l’allégorie philosophique de Walter Benjamin sur l’Ange de l’Histoire...

Depuis vingt ans, mes compositions s’attachent, entre autres, à décrire les états intérieurs et extérieurs et l’empreinte qu’ils laissent sur notre créativité. Sons de l’âme. Ce qui s’inscrit et son contraire. Élévation. Mouvements (du cœur) devenus son physique. Le fait d’introduire une voix parmi des instruments renvoie à mon intérêt pour le langage, l’audible et le visible. La musique incarne autant le monologue intérieur du spectateur que celui des personnages, particulièrement celui de l’HOMME – son des images, miroir de la polyphonie des voix dans l’HOMME qui absorbe en même temps l’intériorité de la FEMME et en donne un reflet contrapuntique. De même que pour les passages chantés par le ténor David Moss, j’ai composé les passages solistes instrumentaux comme des voix intérieures des protagonistes qui suivraient les liens en surface des scènes du film, ces voix revenant sur l’action passée, en même temps qu’elles anticipent et accompagnent les diverses constellations de personnages à travers différentes constellations instrumentales, à la manière de leitmotive ou quasiment. Dans l’ensemble instrumental

et ses différentes possibilités, du solo à l’octuor, le drame de l’HOMME et de la FEMME se développe en différentes combinaisons qui déploient leur concentration la plus radicale et la plus poétique dans les îlots chantés par David Moss.

L’Aurore part de la «perspective masculine» du réalisateur Murnau, c’est avant tout le «roman d’apprentissage cinématographique» de l’HOMME au sein duquel la «perspective féminine» de la FEMME et de l’AMANTE donne des impulsions subversives, pleines de sous-entendus et chargées de symboles : l’HOMME veut quitter sa FEMME, son village, la terre qui l’a vu naître et sa famille pour son AMANTE, incarnation des tentations de la grande ville et de la vie moderne. Bref, de ce qui est autre. L’HOMME est prêt à assassiner sa FEMME, il part en bateau avec elle sur le lac pour la noyer, mais voyant son effroi alors qu’elle comprend son dessein, il accomplit un tournant radical et devient maître de son destin: psychiquement ébranlée, la FEMME fuit l’homme à bord d’un tramway à destination de la grande ville, ce qui conduit l’HOMME à se repentir et à se rendre compte qu’il aime sa FEMME – sa souffrance a ravivé son amour (SONG 3 MISERY of WOMAN). Dans la grande ville, le temps d’un jour et d’une nuit où ils vont faire l’expérience de la solitude et se sentir étrangers, l’HOMME et la FEMME vivent un deuxième «printemps des époux» – SONG 4 Heyday/Felicity. Ils célèbrent une fête de l’intimité au beau milieu de la foule mondaine d’un spectacle de variétés, le point culminant de cette séquence étant la scène où l’orchestre de salon entonne la danse du Songe d’une nuit d’été...

Murnau agence le retour de nuit à la campagne comme une parfaite symétrie: le trajet en tramway puis en bateau culmine dans la catastrophe de SONG 6 TEMPEST: les éléments déchaînés se mêlent du destin – l’HOMME croit que sa FEMME s’est noyée. Alors que les villageois tentent désespérément de retrouver la FEMME, l’HOMME passe par un épisode existentiel de culpabilité et de remords: la mort et la perte de sa FEMME lui apparaissent comme une punition divine en réponse à ses projets de meurtre. Au plus fort de sa peine (avec un nouvel effet de symétrie qui renvoie au début du film puisque la scène se passe dans la chambre conjugale au bord du lit de la FEMME) lui apparaît l’AMANTE à la fenêtre, celle-ci croyant que l’HOMME a exécuté leur projet criminel. La peine de l’homme explose alors sous la forme d’une colère meurtrière dirigée vers l’ancienne tentatrice et cause de sa culpabilité. La nouvelle inattendue que la FEMME est sauvée empêche in extremis l’HOMME d’étrangler son AMANTE (elle quitte le village telle une pestiférée). La rédemption (le pardon) de l’homme délivré de sa faute et les retrouvailles de l’HOMME, de la FEMME et de l’ENFANT au lever du soleil marquent la fin de l’épilogue.

Le langage cinématographique de Murnau pro- cède par structures de mouvements, aussi bien dans les grands arcs narratifs que dans les plus petits motifs, son schéma suit le principe du contraste entre l’accélération et la décélération, principe que j’ai repris indépendamment et en parallèle dans ma composition: à travers les tempi par exemple, les fondus entre les différentes scènes et séquences musicales, dans l’alternance entre la focalisation des éléments musicaux et visuels sur l’individu et son intériorité (HOMME, FEMME, AMANTE) et l’élargissement de cette perspective aux différentes constellations de protagonistes et épisodes de l’action sont obtenus au moyen d’accélérations et décélérations dynamiques.

La musique que j’ai composée pour accompagner L’Aurore est structurée en mélodies, SONGS, instantanés étendus dans le temps qui chantent surtout la fragilité, le caractère éphémère de notre être et de notre existence avec les autres. Un recueil de mélodies, un SONGbook, pour film muet, qui accompagne la progression dramaturgique d’un jour et d’une nuit d’été jusqu’au lever du soleil et, en même temps, le flux infini et pour- tant porteur de mort de la vie humaine – hier, aujourd’hui, demain...

Chacune des voix de SEVEN SONGS for SUNRISE chante les forces qui font tourner la terre et animent les cœurs. Chacune raconte un drame en musique, peint des images sonores où il est question de conflits essentiels et de loyauté, de facteurs humains et de questions élémentaires sur le vivre ensemble. En apparence, nous semblons tous ancrés dans l’existence. Mais, en réalité, nous sommes tous abattus, pensifs, vacillants, inachevés, aimants, tendres. Chaque jour nous pensons à la mort. Nous élevons nos enfants et, pourtant, nous sommes conscients de notre échec. Le noyau émotionnel et l’essence même de la musique résident dans la superstructure philosophique du film: tous les hommes entretiennent un lien existentiel avec les autres. Tout ce qui est né de notre esprit, de nos émotions, survit au temps et à la mort.


Dans la lignée de Shakespeare, Murnau voit la tragédie se superposer à la comédie, naître en elle, se substituer à elle, la sous-tendre, et inverse- ment. L’Aurore est l’union du drame et du happy end, du doute et de l’utopie. Universellement humain et individuel à la fois. Murnau confère à la tragédie classique une tournure utopique. À travers les moyens cinématographiques les plus poussés, il formule l’espoir ô combien humain de rédemption – et il le formule pour tous les hommes, pour chaque individu, pour tous ceux qui se vouent tragiquement à l’échec, à l’absence d’espoir. Pour les enfants des générations à venir, ces enfants qui engendreront un matin nouveau, un printemps nouveau, une société nouvelle, une ère nouvelle et embrasseront leur propre existence. Comme Shakespeare, ce n’est qu’en apparence que Murnau dépeint l’éphémère, la mort de la soif de vie et du désir amoureux. Bien plus profonde, ancrée dans L’Aurore, telle est sa foi dans la charge positive de l’interaction humaine. Ensemble.

La musique est narratrice, elle parle de doutes et d’espérances. Accompagnant les personnages, les SEVEN SONGS flottent entre le Dehors et le Dedans, le Toi et le Moi, le Hier et l’Aujourd’hui, la Vie et la Mort, l’Amour et la Perte. Entre la beauté saisissante de la vie et ses innombrables et insupportables manques, ses menaces quotidiennes. Tout brille pour s’éteindre à nouveau, laissant une trace de tristesse – et pourtant l’épilogue luit d’une possibilité: l’utopie. Ou aussi toujours, son contraire.

Dans la constellation des personnages de Murnau, dans l’ensemble formé de solistes vocaux et instrumentaux de ma musique de film, ce n’est pas l’individu qui est au premier plan sous la forme d’un personnage principal ou de deux personnages principaux, HOMME et FEMME, – L’Aurore n’est pas seulement un Song for Two. L’empathie ne s’adresse pas à des individualités, mais à la multitude, à TOUS les hommes. Au cœur de l’œuvre se trouve le vivre ensemble. Et l’affirmation d’une loyauté face aux catastrophes qui menacent, déclenchées par nos forces ou celles de la nature, ou par la mort qui viendra inéluctablement. Au centre de L’Aurore se trouve l’empathie pour notre espèce, pour notre planète qui accomplit sa révolution dans l’ombre et dans la lumière du soleil qui se lève et se couche...

Helmut Oehring, octobre 2013
Traduit de l’allemand par Philippe Abry, Ircam