Ce «poème chorégraphique» – une commande, à l’origine, de Serge de Diaghilev – fut composé à Lapras, en Ardèche, entre décembre 1919 et avril 1920: la version primitive pour piano à deux mains fut rapidement remplacée par une seconde version pour deux pianos, soigneusement élaborée; c’est à partir de celle-ci que fut effectuée l’orchestration dans laquelle l’œuvre s’est définitivement imposée. Dès son esquisse, la Valse eut pour dédicataire Misia Godebska, devenue l’épouse du peintre José Maria Sert que Diaghilev avait pressenti pour les décors du futur ballet. En réalité, cette chorégraphie ne verrait le jour qu’en mai 1929 dans des décors d’Alexandre Benois, par les Ballets Ida Rubinstein. Mais, avant même la partition d’orchestre, la version pour deux pianos fut créée le 23 octobre 1920 au Kleiner Kontzerthaussal de Vienne, par l’auteur et son ami Alfredo Casella. Dès 1920 également, Durand édita cette version (ainsi que celle pour deux mains).
On ne répétera pas ici l’analyse habituellement fournie de l’œuvre dans sa traduction orchestrale, – sinon
pour observer que la rédaction pour deux pianos se soucie manifestement d’élargir la palette sonore de l’instrument (en particulier dans les parties médianes). Plus qu’à l’orchestre, sans doute, éclate la maîtrise absolue du compositeur: tout à la fois dans la conduite du discours (vaste crescendo en deux parties), dans la netteté du trait et des articulations, dans le contrôle d’une virtuosité qui ne se peut comparer qu’à celle du Scarbo de Gaspard de la nuit. Il convient aussi de remarquer comme cette «apothéose de la valse viennoise» fait contraste avec les Valses nobles et sentimentales, – dont elle ne retient que des échos presque caricaturaux: … «une Valse unique, une grande Valse tragique qui est à elle toute seule et du même coup noble et sentimentale; mais cette fois sérieusement» (Vladimir Jankélévitch). Dans ce tourbillon sans répit qu’est la Valse se perçoit une angoisse, le sentiment d’une irrévocable fatalité; et peut-être cette version pianistique, plus drue, moins charmeuse qu’à l’orchestre, s’en fait-elle mieux révélatrice.
François-René Tranchefort
Guide de la musique de piano et de clavecin, Fayard