Giorgio Netti

Ciclo del ritorno  (2010-2014)  #1h10’
pour alto et électronique

Iassù, for amplified and prepared viola ■ a tape, for transfigured and diffuse applause ■ e poi, for viola
Giambattista Tiepolo «Allégorie du mérite, de la noblesse et de la vertu», Ca' Rezzonico (1757)
En concert
Ciclo del ritorno - 26.03 15h

Ce cycle pourrait être qualifié de petite Odyssée de la respiration, qui passe par transformation acoustique du corps-espace au corps-matière et au corps-instrument de la tradition. Il raconte un voyage, un voyage de retour. La pièce reprend la tradition des poèmes du cycle épique qui décrivent le retour des Grecs dans leur patrie après la prise de Troie. C'est l'alto qui raconte, à la fois voix narratrice et lieu du voyage. Partant d'un espace acoustique élargi, on assiste à un lent retour à l'instrument, à la séparation de celui-ci et à une nouvelle naissance. I – lassù pour alto solo préparé et amplifié (2010-2011) lassù est une pièce de quarante minutes environ pour alto solo préparé, sans modification électronique de quelque nature que ce soit, à part l'amplification. La prise de son est effectuée par deux microphones de contact et deux microphones miniatures, montés à l'intérieur de l'instrument. L'interprète joue à cinq ou six mètres au dessus du niveau du sol, sur un support à définir en fonction des possibilités offertes par l'architecture, le son étant diffusé tout autour du public par six moniteurs. La préparation était pour moi un moyen de potentialisation de l'écoute, en particulier de l'écoute focalisée sur les seuils et les limites. Elle a été développée à partir de la fonction du chevalet, donc d'un seuil physique bien réel, qui met les cordes en communication avec le corps de l'instrument. En ajoutant d'autres seuils, j'ai multiplié les différenciations acoustiques possibles, jusqu'à ce que se dessine une autre cosmophonie totalement inconnue jusqu'alors. Je suis parti de la périphérie extrême de la galaxie de l'alto, une ligne diffuse, une lamentation d'infini. De ceci naquit une énigme – un rite à célébrer acoustiquement pour accéder au son qui anime les choses. Une exploration du corps-instrument en tant que médium et par là de l'acte de jouer en tant qu'acte magique. Par l'intermédiaire des microphones, l'alto révèle une peau extrêmement sensible, chaque geste nécessitant la plus grande attention. À la manière d'un acrobate, le musicien grimpe, part à l'escalade de l'instrument: l'archet est son bâton et le corps de l'instrument devient le centre à partir duquel les différents lieux de l'espace environnant sont indiqués. Acoustiquement parlant, l'intérieur de l'alto est à l'écoute de ce qui se passe à sa surface extérieure et qui résonne, encore plus loin, par l'intermédiaire des moniteurs. L'espace architectural tout entier devient l'intérieur de l'alto qui se contient lui-même et nous avec lui, poumon et respiration à la limite du souffle même. Une respiration qui vient de loin pour devenir musique, amenant l'écoute et l'être à coïncider de manière inattendue. La préparation a ouvert un trou béant dans la cathédrale de la tradition des instruments à cordes (La); cette ouverture a libéré une nouvelle perspective d'écoute, le son retrouvant peu à peu une orientation (Si bémol). L'ovale à travers lequel Giambattista Tiepolo découvre le ciel, dans la fresque de la salle du trône de la Ca' Rezzonico de Venise, Allégorie du mérite, de la noblesse et de la vertu, extérieur d'un intérieur, se transforme au cours du parcours musical en une ouverture, percée diagonale comme celle que l'artiste italo-américain Gordon Matta-Clark réalise dans les palais en cours de démolition: on y montre l'intérieur d'un extérieur. À l'approche de la terre, la tension augmente, devenant frottement (Do) conduisant à l'atterrissage instable sur la 4ème corde non préparée (): de l'aigu au grave donc, et retour, transformant le nouvel aigu en un seuil énergétique (Mi) au-delà duquel (Fa bémol) les doigts et la maîtrise n'influent plus; pour aboutir finalement à un temps diffus (Fa) et de là à un nouvel espace, l'espace acoustique global (salle/église), qui nous accueille (Sol, voix à l'arrière-plan et conclusion). La pièce est donc une percée guidée, une forme qui nous fait prendre conscience que tout sonne, ou peut-être que le son du tout

résonne dans une mise en spirale progressive de l'espace, dans l'espace: une diagonale entre l'intérieur d'un extérieur et l'extérieur d'un intérieur. On peut se le représenter comme un entonnoir qui en recueillant le son diffus autour de nous, le rapproche puis le concentre et l'enflamme. Un hurlement susurré, qui s'embrase de manière contrôlée, une langue ardente qui ouvre, opère et cautérise. II – un nastro pour applaudissements transfigurés et diffusés (2012) un nastro est une réflexion sur les applaudissements, qui, dans un contexte européen traditionnel, scellent la fin d'une pièce de musique, lui servant à la fois de terminaison et de mise en valeur. Les applaudissements sont un peu comme le soubassement d'une sculpture, ils arrivent après et indiquent la fin de l'écoute, la fin de l'œuvre, mais ils sont aussi un pont qui relie le temps et l'espace de l'œuvre avec le quotidien. Alors que, dès Brancusi et Giacometti, le soubassement devient une partie de la sculpture elle-même, il disparaît totalement dans les installations ultérieures de l'art contemporain, en s'intégrant à l'espace d'exposition. C'est la direction que j'ai prise, guidé par la nécessité physique d'une pause entre la première et la deuxième partie du concert, qui permette à l'interprète de passer de la position surélevée où elle a joué lassù à celle d'où elle jouera e poi, au milieu du public. J'ai prolongé l'écoute en isolant les applaudissements de mes concerts, pas en fonction de leur signification cependant, mais en fonction des différences acoustiques liées aux salles, au nombre d'auditeurs et aux émotions: ceci m'a fait prendre conscience de l'infinie variété d'un flux sans temps ni lieu. J'ai donc commencé à penser les applaudissements comme un pont plus ample, qui relie l'espace de la salle tout entier (intégré à la musique par les voix à la dernière minute de lassù) à l'espace/temps apparemment extérieur à la salle, l'espace ouvert du quotidien. L'applaudissement est devenu une articulation dense, un bruissement, que je commence à composer et à transformer par superpositions; là non plus, il n'y a pas d'électronique, mais juste les sons entendus autour de moi, collectés et recomposés. Alors que dans la navigation marine la fin du voyage est annoncée par «terre», pour lassù, qui est une navigation aérienne, le passage matériel d'un état à l'autre serait plutôt «eau», comme pour les nuages qui, par condensations successives, passent tout d'abord à une pluie légère pour aller éventuellement jusqu'à la grêle. Les applaudissements deviennent le catalyseur de cette transition d'un état à un autre, où la «terre» réapparaît sous forme d'eau habitée, dans un enregistrement des sons d'un 8 mai aux Zattere à Venise, devant la maison de Nono. Amené acoustiquement par le bruit d'un vaporetto, l'alto renaît au milieu du public, instrument d'une tradition renouvelée. À la fin du monde, il y a un ruban dit-il, un ruban lumineux comme un fil de laine qui nous attend sur chaque voie. Milo De Angelis: «Biogra a sommaria», p. 48, «Lezione di storia antica» (extrait) III – e poi pour alto (2012/14) e poi est le but et le fondement d'une nouvelle orientation, alors même qu'y sont employés des moyens qu'on pourrait qualifier dans un autre contexte d'arpèges, de gammes et d'accords, mais qui deviennent ici la source d'un flux de vibration et d'articulation en transformation continue, ce flux étant perçu et transmis (exprimé) à partir de son intérieur. Il s'agit d'une musique qui utilise ce qu'on appelle des notes, sans en partir pour autant, conséquence de la sensibilité acoustique acquise au cours du long voyage qui nous a conduits jusqu'ici. Elle développe un autre bruissement incessant à l'intérieur du flux, qui se révèle dans un nastro. Sans préparation ni amplification, l'alto étant légèrement scordaturé (IV Si bémol, III Sol, II Do dièse, I La), il s'agit d'une réflexion sur l'articulation même, en tant que seuil extrêmement sensible entre la mémoire et le quotidien.

Giorgio Netti
traduit de l'allemand par Catherine Fourcassié