Edgar Varese au Nouveau Mexique
A partir de 1934, Varèse entre dans une période de silence: il n'écrira plus pour l'orchestre avant Déserts en 1954, date à laquelle il revint à Paris qui l'avait oublié. L'œuvre, qui fait le mélange de sons instrumentaux et de «sons organisés» sur bande magnétique, fut difficilement mise au point: les séquences orchestrales étaient achevées dès 1953, mais les sons organisés - récoltés dans les usines, sur les bateaux, ou imaginés en studio - ne purent être définitivement enregistrés qu'en novembre 1954 au Studio d'essai de la Radiodiffusion française, grâce à l'aide compétente de Pierre Henry. Varèse, exilé depuis 1915, était revenu en France à la demande pressante d'André Malraux. La création eut lieu le 2 décembre suivant à Paris, au Théâtre des Champs Elysées, sous la direction de Hermann Scherchen. C'était la première fois qu'une œuvre orchestrale utilisait aussi la bande; la surprise fut considérable. A l'occasion de ce concert, la radio française réalisa également la première diffusion radiophonique en direct et en stéréophonie. Mais ce n'est pas Déserts qu'on retransmit sur les ondes, ce fut un tumulte si retentissant que le Président du Conseil, Pierre Mendès France, a été alerté. Le lendemain, les critiques se déchaînèrent, Varèse s'y vit promis à la «chaise électrique»! Il retourna aux Etats-Unis. La première new-yorkaise eut lieu le 30 novembre 1955 avec un grand succès. Dès lors, Déserts devait s'imposer comme un «classique» contemporain.
L'œuvre est composée de quatre sections instrumentales de différentes longueurs, et d'interventions de la bande magnétique qui s'intercalent par trois fois au milieu du développement orchestral; il n'y a donc pas mélange des deux sources sonores mais interpolation. La première interpolation fait appel à des «sons pris au cours de recherches sur des bruits d'usines»; la seconde est l'enregistrement de cinq musiciens jouant de divers instruments
de batterie, sans truquage sonore, juste pour obtenir un relief stéréophonique; la troisième interpolation présente un mixage des deux procédés, rassemblant sons réels et sons instrumentaux en vue d'une «structure double».
La partition frappe non seulement par sa mise en œuvre spectaculaire des moyens électroacoustiques, mais par le raffinement des timbres orchestraux, ainsi qu'un dépouillement, une sorte d'inhumaine pureté encore jamais atteinte. C'est à l'orchestre, en particulier, que Varèse a réservé la «méditation sur le désert intérieur», ménageant le contraste avec certaines violences cataclysmiques du son organisé. Ainsi que Varèse l'a écrit: «la musique jouée par l'ensemble instrumental peut être considérée comme évoluant en plans et en volumes opposés, produisant l'impression du mouvement dans l'espace. Mais bien que les intervalles entre les notes déterminent ces volumes et ces plans toujours changeants et contrastés, ils ne sont pas fondés sur un quelconque assemblage fixe des intervalles, tel qu'une échelle, une série, ou quelque principe existant de mensuration musicale.» Varèse vise là le sérialisme, alors langage dominant la modernité, lui opposant sa propre conception musicale qui préfigure déjà la musique spectrale, car au plus proche de la physique du son et de la physiologie de l'écoute. Musique reposant non pas sur des règles d'écriture, un formalisme, mais fondé sur les lois de l'acoustique.
Dans l'œuvre de Varèse, Boulez affirme sa prédilection pour la rigueur acérée et musclée d'Hyperprism et d'Intégrales, Messiaen place au plus haut l'édifice cyclopéen d'Arcana, Stravinsky, lui, préfère Déserts, fruit suprême de la haute maturité varésienne, œuvre dépouillée et intériorisée où apparaît une dimension de pensée nouvelle chez ce lutteur infatigable: la méditation. Par delà les grands accords figés des cuivres et les bruits de la bande, c'est le vide qui est l'élément primordial de cette partition. A la mesure ultime le compositeur indique: «battre le silence».