Opérations booléennes pour «Herma»
Herma semble entrer dans la littérature du piano du XXe siècle si l'on en juge par l'approche de plus en plus fréquente dont elle est l'objet de la part des pianistes attirés peut-être par son exigence de virtuosité. La pièce a été créée en février 1962 à Tokyo par Yuji Takahashi, un fidèle du compositeur. Elle sera reprise en première française par Georges Pludermacher le 24 avril 1963 au Domaine musical (première de Xenakis dans cette institution), où elle rencontrera un succès exceptionnel contre l'attente de Boulez qui, étant alors à Harvard, n'en fut pas témoin. Herma a résolument conduit Xenakis vers l'usage de la théorie des ensembles, théorie qu'il détaille longuement au chapitre V de Musiques formelles, et que nous avons renoncé à commenter dans la mesure où il en est traité dans tous les manuels de logique formelle. Au-delà des manuels, la théorie contient néanmoins quelques spécificités xenakiennes résultant de l'interprétation proposée, notamment de la célèbre distinction entre «théorie hors temps» et «théorie en temps». Pour réaliser son programme de son point de vue, Xenakis s'appuie sur trois algèbres: la première par laquelle sont pratiquées les opérations hors temps comprenant les hauteurs; la seconde, algèbre temporelle, où les événements s'incarnent sur la base du temps métrique, organisant statistiquement les durées; la troisième, algèbre en temps combinant les deux précédentes, mettant en relation les mouvements sonores dans leur mouvance. Suivant
l'analyse qu'il donne de sa pièce, Xenakis aurait sélectionné trois ensembles de sons du piano A, B, C dans l'ensemble R de tous les sons de l'instrument. Entre deux ensembles, il peut y avoir des parties communes (intersection); les groupes peuvent être ordonnés ou mélangés (réunion); l'un deux peut être absent (négation). A ces trois opérations de base de la logique peuvent se superposer l'implication et l'appartenance. Ces opérations sur les groupes de hauteurs, d'intensités et de durées – Xenakis les nomme des classes, ce qui pourrait aujourd'hui entraîner une confusion avec la notion bien établie de «pitch class» – relèvent de la grammaire hors temps, laquelle est ensuite complétée par une grammaire temporelle qui organise les distances (intervalles tels qu'on peut les lire écrits sur une surface). La mise en correspondance des deux grammaires produit finalement la structure en temps. L'auteur décrit le maximum de combinatoire qu'il peut obtenir à partir de ces trois variables, et il dresse un schéma complet de l'organisation de Herma. Les silences de la pièce jouent le rôle de classe vide et la densité est calculée en relation à la combinaison des grammaires. Le sous-titre «musique symbolique» pourrait laisser croire que la pièce a été entièrement axiomatisée, il n'en est apparemment rien: le compositeur s'est laissé un droit absolu sur la sélection, et la théorie des ensembles n'aurait concerné que l'organisation des hauteurs.
Célestin Deliège
Cinquante ans de modernité musicale: de Darmstadt à l'IRCAM