« Inflation », « Alles dreht Sich, alles bewegt Sich », per nastro magnetico
Les deux pièces « muettes » sont des morceaux synthétiques réalisés pour accompagner la projection de deux courts films de Richter réalisés entre 1926 et 1029. Le premier est dédié à l’impact dramatique de la crise économique mondiale sur la société allemande pré-nazie, le second est inspiré des jeux et déguisements d’un manège de l’époque. Au-delà des sujets filmés, comme dans certains de ses autres films (parmi lesquels certains films abstraits, comme Rithmus du début des années 20) Richter opère ici principalement sur les techniques de reprise et de montage, sur ce que l’on nommerait aujourd’hui des « effets » de la pratique cinématographique. Ce sont justement de tels effets, bien plus que l’écriture d’une intrigue narrative, qui sont les instruments expressifs mis en jeu pour restituer le sens des images. Le problème principal de Richter, comme auteur de cinéma, semble ne pas avoir été « comment reproduire », mais « comment produire » des images : comme il est typique du regard anticipateur des avant-gardes, le renouvellement des techniques de travail devient l’opportunité de se forcer à voir et raconter au-delà du déjà-vu et du déjà imaginé. En hommage à cette vision, en même temps aveugle et clairvoyante, j’ai cherché à traduire certaines trouvailles poétiques et techniques de ces films en critères d’opération de composition du son, et de là, le caractère « muet » de ces deux pièces brèves. Il ne s’agissait pas pour moi de commenter les images ou d’en dire le contenu, mais d’essayer d’en restituer le sens constructif sur le plan spécifique et autonome de l’expérience du son. Des deux pièces, Alles dreht sich, alles bewegt sich (Tout tourne, tout roule) a été composé en premier. Dans le film, une série d’images qui tournent en tourbillonnant, scandent une situation joyeuse et gaie (justement celle d’un public assistant à un spectacle de jongleurs), qui pourtant se transforme soudainement en une rixe enflammée d’une certaine irréalité. Pensant à rebondir sur les images et les rythmes visuels qui en dérivent, j’ai utilisé un algorithme de synthèse du son capable de générer automatiquement de petites figures rythmiques, une sorte de mécanisme s’auto-organisant, capable de s’observer lui-même et de changer son propre comportement sonore dans le temps. Il en résulte un jeu de figures rythmiques à densité variable qui se transforme petit à petit, en une incessante superposition de textures sonores comme des petites cloches ou d’autres petits objets, en un flux auditif qui est en général privé de synchronie avec le flux visuel, exception faite de quelques gestes émergeants (au juste moment !) de la trame rythmique du mécanisme automatique de synthèse du son. Inflation, est en grande partie le fruit d’un processus interactif qui transforme profondément un fragment de Alles dreht sich. Il est possible d’exprimer ce concept par la formule suivante :
xn = f2(f1(xn-1))
ou x0 est le fragment sonore donné (qui ne s’entend jamais dans la pièce), xn est sa transformation n-ième, f1 et f2 sont deux fonctions d’élaborations du son : f1 = divise xn-1 en deux moitiés, effectue la forme rétrograde de la seconde et le superpose à la première moitié, obtenant une structure sonore qui a une durée diminuée de moitié par rapport à l’original, mais qui contient tout ce qui était déjà en elle (en substance la structure sonore est repliée sur elle même) ; f2= étire dans le temps le résultat de la transformation précédente jusqu’à le faire durer aussi longtemps que l’original, en principe sans en altérer le spectre de fréquences (l’étirement est effectué avec une méthode de granulation du son). Pris ensemble, ce repliement et cet étirement répètent sous forme audible, une transformation topologique appelée « transformation du boulanger » (en analogie avec la manipulation de la pâte par un boulanger). Il s’agit d’un processus qui, répété un certain nombre de fois, transforme la disposition des atomes à l’intérieur de l’espace donné, de manière à ce qu’il soit impossible à prévoir, typiquement comme les systèmes non linéaires et chaotiques, et parvenant à la fin à une profonde transformation qualitative de la matière elle-même. Dans Inflation, le résultat de ce processus (comme celui de mes travaux à partir de 1991) est une texture légère qui se gonfle petit à petit, et qui se dilate à la fin, de manière exponentielle jusqu’à perdre totalement les caractéristiques initiales. Ce gonflement progressif du son, contrepoint de signaux impulsifs énigmatiques est au premier plan (même algorithme de synthèse que Alles dreht sich ), et concrétise sous forme audible, le concept d’inflation (in-flatus, gonflement) et restitue perceptivement les images du film avec des timbres monochromes, livides et poudreux. Images d’un monde qui se brise enfin en milles morceaux, revient à l’état de poudre lorsque les hommes retournent à la lutte pour la survie après avoir fait prévaloir la logique du profit et du bien-être individuel sur toute autre forme de rationalité. Le sous-titre anglais que Richter a donné au film est justement : « a counterpoint of declining people and growing zeros » (un contrepoint de personnes en déclin et de zéros en augmentation).