Pierrot lunaire op. 21 fut commandé par l'actrice Albertine Zehme. Schoenberg écrivit ces 21 mélodrames très rapidement, en quelques semaines, dans l'année 1912. Ce n'était pour lui qu'une « étude préliminaire » à un vaste projet sur la Seraphîta de Balzac, comme il le précise dans une lettre à Kandinsky : « peut-être pour ce qui est de la substance, du contenu (Pierrot lunaire de Giraud), aucune nécessité profonde. Mais certainement en ce qui concerne la forme ». Alors que Schoenberg insistait sur son caractère léger et satirique, Pierrot lunaire est devenu son oeuvre la plus représentative. Stravinsky, qui la découvrit au moment de sa création, en parlait comme le « plexus solaire non moins que l'esprit de la musique du début du XXe siècle ».
Suivant Schoenberg, on ne peut donc attacher une trop grande importance au texte de Giraud, que la traduction allemande de Hartleben tire vers l'expressionnisme bien que la réflexion sur soi du compositeur, sous le masque déformant, tragique et dérisoire de Pierrot, corresponde aux grandes interrogations de Schoenberg en cette année 1912. Les gestes sacrilèges de la seconde partie mettent Pierrot aux prises avec la religion, préoccupation majeure de Schoenberg à ce moment-là (il recherchait une métaphysique nouvelle, un « vrai sentiment religieux », d'où son intérêt pour la Seraphîta de Balzac). La troisième partie traite de la nostalgie pour les « temps anciens », critique à la fois de l'honorabilité bourgeoise et d'une culture esthétisante.
Attachons-nous donc à l'aspect technique, comme le fit Stravinsky, en avouant que l'oeuvre - alors - le dépassait : Pierrot lunaire est divisé en trois parties comprenant chacune sept mélodrames, utilisant une combinaison instrumentale différente et une forme musicale spécifique. La voix soliste utilise la technique du parlé-chanté, le Sprechgesang, dont la notation est problématique, la tessiture employée (celle de la voix chantée) ne correspondant pas à la voix parlée. Les parties instrumentales sont autonomes et écrites dans un style contrapunctique très virtuose : tantôt ce sont des imitations libres, le motif principal étant sans cesse transformé (comme dans la première pièce), tantôt Schoenberg fait appel au contrepoint strict du canon (avec des formes en miroir) de la fugue ou de la passacaille (n° 14, 17, 18). Le brio de l'écriture instrumentale transcende l'aspect cabaret - « un cabaret supérieur » dira Boulez -, mais le Sprechgesang y ramène inexorablement. La voix parlée-chantée, liée généralement chez Schoenberg au fantastique et à la subjectivité, traduit ici ces termes de façon ironique. Schoenberg était très strict sur la différence entre le Sprechgesang et la voix chantée, et l'enregistrement de l'oeuvre qu'il fit en Amérique au début des années quarante montre que le caractère parlé est plus important que le respect absolu des hauteurs notées, quand bien même celles-ci sont parfois dans une relation organique avec les parties instrumentales. Milhaud raconte qu'en 1921, de passage à Vienne, iI participa à une double audition du Pierrot lunaire : il dirigea l'oeuvre avec la chanteuse Marya Freund, puis Schoenberg la dirigea à son tour avec la chanteuse Erika Wagner : « Ce fut une expérience passionante, et dans l'interprétation de Schoenberg, les éléments dramatiques ressortirent plus brutaux, plus intenses, plus frénétiques. La mienne soulignait plutôt les éléments sensibles, doux, subtils, transparents. Erika Wagner parla le texte allemand d'une voix âpre, respectant moins les notes écrites que Marya Freund, qui les indiquait un peu trop peut-être. Je compris ce jour-là qu'il n'y avait aucune solution à ce problème de récitation. »
PIERROT LUNAIRE
PREMIERE PARTIE
Ivresse de lune
Le vin que l'on boit par les yeux
A flots verts de la Lune coule,
Et submerge comme une houle
Les horizons silencieux.
De doux conseils pernicieux
Dans le philtre nagent en foule
Le vin que l'on boit par les yeux
A flots verts de la Lune coule.
Le Poète religieux
De l'étrange absinthe se soûle
Aspirant, jusqu'a ce qu'il roule
Le geste fou, la tête aux cieux,
Le vin que l'on boit par les yeux !
A Colombine
Les fleurs pâles du clair de Lune,
Comme des roses de clarté,
Fleurissent dans les nuits d'été :
Si je pouvais en cueillir une !
Pour soulager mon infortune,
Je cherche, le long du Léthé,
Les fleurs pales du clair de Lune,
Comme des roses de clarté.
Et j'apaiserai ma rancune,
Si j'obtiens du ciel irrité
La chimérique volupté
D'effeuiller sur la toison brune
Les fleurs pâles du clair de Lune !
Pierrot dandy
D'un rayon de Lune fantasque
Luisent les flacons de cristal
Sur le lavabo de santal
Du pâle dandy bergamasque
La fontaine rit dans sa vasque
Avec un son clair de métal.
D'un rayon de Lune fantasque
Luisent les flacons de cristal.
Mais le seigneur à blanche basque.
Laissant le rouge végetal
Et le fard vert oriental
Maquille étrangement son masque
D'un rayon de Lune fantasque.
Pierrot au lavoir
Comme une pâle lavandière,
Elle lave ses failles blanches
Ses bras d'argent hors de leurs manches,
Au fil chantant de la rivière.
Les vents à travers la clairière
Soufflent dans leurs flûtes sans anches.
Comme une pâle lavandière
Elle lave ses failles blanches.
La céleste et douce ouvrière
Nouant sa jupe sur ses hanches
Sous le baiser frôlant des branches,
Etend son linge de lumière
Comme une pâle lavandière
Valse de Chopin
Comme un crachat sanguinolent
De la bouche d'un phtisique,
Il tombe de cette musique
Un charme morbide et dolent.
Un son rouge - du reve blanc
Avive la pâle tunique,
Comme un crachat sanguinolent
De la bouche d'un phtisique.
Le thème doux et violent
De la valse mélancolique
Me laisse une saveur physique,
Un fade arrière-goût troublant,
Comme un crachat sanguinolent.
Evocation
Ô Madone des Hystéries !
Monte sur l'autel de mes vers,
La fureur du glaive à travers
Tes maigres mamelles taries,
Tes blessures endolories
Semblent de rouges yeux ouverts.
Ô Madone des Hystéries
Monte sur l'autel de mes vers.
De tes longues mains appauvries,
Tends à l'incrédule univers
Ton fils aux membres déjà verts,
Aux chairs tombantes et pourries,
Ô Madone des Hystéries !
Lune malade
Ô Lune, nocturne phtisique,
Sur le noir oreiller des cieux
Ton immense regard fiévreux
M'attire comme une musique !
Tu meurs d'un amour chimérique,
Et d'un désir silencieux,
Ô Lune, nocturne phtisique,
Sur le noir oreiller des cieux !
Mais dans sa volupté physique
L'amant qui passe insoucieux
Prend pour des rayons gracieux
Ton sang blanc et mélancolique,
Ô Lune, nocturne phtisique !
DEUXIEME PARTIE
Papillons noirs
De sinistres papillons noirs
Du soleil ont éteint la gloire,
Et l'horizon semble un grimoire
Barbouillé d'encre tous les soirs.
Il sort d'occultes encensoirs
Un parfum troublant la mémoire :
De sinistres papillons noirs
Du soleil ont éteint la gloire.
Des monstres aux gluants suçoirs
Recherchent du sang pour le boire,
Et du ciel, en poussière noire,
Descendent sur nos désespoirs
De sinistres papillons noirs.
Supplique
Ô Pierrot ! Le ressort du rire,
Entre mes dents je l'ai cassé :
Le clair décor s'est effacé
Dans un mirage à la Shakespeare.
Au mât de mon triste navire
Un pavillon noir est hissé :
Ô Pierrot ! Le ressort du rire,
Entre mes dents je l'ai cassé.
Quand me rendras-tu, porte-lyre,
Guérisseur de l'esprit blessé
Neige adorable du passé,
Face de Lune, blanc messire,
Ô Pierrot ! Le ressort du rire ?
Pierrot voleur
Les rouges rubis souverains,
Injectés de meurtre et de gloire,
Sommeillent au creux d'une armoire
Dans l'horreur des longs souterrains.
Pierrot, avec des malandrins,
Veut ravir un jour, après boire,
Les rouges rubis souverains,
Injectés de meurtre et de gloire.
Mais la peur hérisse leurs crins ;
Parmi le velours et la moire,
Comme des yeux dans l'ombre noire
S'enflamment du fond des écrins
Les rouges rubis souverains !
Messe rouge
Pour la cruelle Eucharistie,
Sous l'éclair des ors aveuglants
Et des cierges aux feux troublants,
Pierrot sort de la sacristie.
Sa main, de la Grâce investie,
Déchire ses ornements blancs,
Pour la cruelle Eucharistie,
Sous l'éclair des ors aveuglants,
Et d'un grand geste d'amnistie
Il montre aux fidèles tremblants
Son coeur entre ses doigts sanglants,
Comme une horrible et rouge hostie
Pour la cruelle Eucharistie.
La chanson de la potence
La maigre amoureuse au long cou
Sera la dernière maîtresse,
De ce traîne-jambe en détresse,
De ce songe d'or sans le sou.
Cette pensée est comme un clou
Qu'en sa tête enfonce l'ivresse :
La maigre amoureuse au long cou
Sera sa dernière maîtresse.
Elle est svelte comme un bambou ;
Sur sa gorge danse une tresse,
Et, d'une étranglante caresse
Le fera jouir comme un fou,
La maigre amoureuse au long cou !
Décollation
La Lune, comme un sabre blanc
Sur un sombre coussin de moire,
Se courbe en la nocturne gloire
D'un ciel fantastique et dolent.
Un long Pierrot déambulant
Fixe avec des gestes de foire
La Lune, comme un sabre blanc
Sur un sombre coussin de moire
Il flageole, et s'agenouillant,
Rêve dans l'immensité noire
Que pour la mort expiatoire
Sur son cou s'abat en sifflant
La Lune, comme un sabre blanc.
Les croix
Les beaux vers sont de larges croix
Où saignent les rouges Poètes
Aveuglés par les gypaètes
Qui volent comme des effrois.
Aux glaives les cadavres froids
Ont offert d'écarlates fêtes :
Les beaux vers sont de larges croix
Où saignent les rouges Poètes.
lls ont trépassé, cheveux droits,
Loin de la foule aux clameurs bêtes,
Les soleils couchants sur leurs têtes
Comme des couronnes de rois !
Les beaux vers sont de larges croix ! |