Œuvres

Klaus Huber
Plainte - die umgepflügte Zeit II  1990 #13mn
in memoriam Luigi Nono, pour mezzo-soprano, contre-ténor, viole d'amour en tiers de ton, et treize instrumentistes
Joué le 1er avril à 17h

D.R.

[Plainte, hommage à Luigi Nono, a connu tant de versions qu'il est parfois difficile de s'y retrouver. Si l'on s'en tient à la chronologie de son catalogue, Klaus Huber a d'abord composé, en 1990, Plainte - Die umgepflügte Zeit I pour viole d'amour en tiers de ton qui n'a été créé à Fribourg qu’en 1992. La même année 1990, il amplifie considérablement l’œuvre dans un oratorio pour solistes, chœur, grand orchestre et cinq groupes instrumentaux, sous le titre Die umgepflügte Zeit, qui est créé avant la version initiale à Francfort en 1990. Puis il réduit la version orchestrale dans Plainte - Die umgepflügte Zeit II (que nous écouterons ce soir) pour mezzo-soprano, haute-contre, viole d’amour en tiers de ton et treize instruments. Il en tire encore une version sans solistes vocaux (toujours sous le même nom), et une version pour flûte alto de la plainte originelle pour viole. En 1992 et 1993, il écrit encore deux autres plaintes, mais cette fois-ci dédiées à Mandelstam, Plainte - Lieber spaltet mein Herz I et II, composées pour instruments en tiers de ton.

Le texte ci-dessous, a été écrit pour la version orchestrale (dans la description de l’intrumentation), mais s’applique aux autres versions. Marc Texier]

Mon oeuvre a été conçue comme une composition spatio-temporelle à travers laquelle j'ai essayé de suivre dans sa dimension profonde la grande poésie du poète russe Ossip Mandelstam. Les trois poèmes que j'ai pris comme point de départ proviennent de son exil à Voronej, de la dernière année avant sa déportation pour la Sibérie où il mourut à l'âge de quarante-sept ans dans un camp de transit près de Vladivostok. J'ai utilisé les poèmes dans leur langue originale ; je les ai moins «mis en musique» que, pour ainsi dire, fait éclater en leur multiples facettes. La grande poésie lyrique ne me semble guère traduisible, mais elle peut éventuellement être mise en musique à partir de ses propres sonorités.

Die umgepflügte Zeit est dédié à la mémoire d eLuigi Nono, dont l'amitiés m'est enlevée à jamais. Par ailleurs, l'oeuvre vise aussi à raviver la mémoire de l'un des grands poètes «sacrifiés» de notre siècle.

J'ai osé cette association étroite parce que je crois que l'oeuvre des deux artistes a ses racines dans «l'esthétique de la résistance» et que tous deux avaient la force de la supporter imperturbablement. Ils résistèrent à la résignation qui assombrit l'art, et ceci pour Mandelstam malgré le fait d'être proscrit et poursuivi.

Le premier poème «Je suis égaré dans le ciel..Que faire?» (récitante) est tissé dans Plainte, jouée par la viole d'amour à sept cordes. Ses vers centraux sont ensuite repris et portés plus loin par les deux voix chantées du premier ensemble. «Ne posez pas, ne me posez pas sur les tempes la caresse du laurier épineux». La musique de l'ensemble ainsi que la viole d'amour se déploie selon différents modes en tiers de ton ; elle reste «douce», évitant la dureté du chromatisme tempéré.

Dans Plainte jaillit un tissu temporel figé sur l'instant — pour ainsi dire un raccourcissement extrême du grand réseau temporel qui s'étendra sur toute la durée de la deuxième partie de l'oeuvre. Cet instant éblouissant (métaphore de la mort?) déclenche ensuite la musique d'un second ensemble plus grand, où cinq voix chantées entament le deuxième poème de Mandelstam dans une sonorité tranchante qui atteint le superchromatisme des quarts de ton. Le bref jaillissement des trois goupes de percussion représente simultanément la première spatialisation d'impulsions temporelles minuscules.

Le deuxième poème de Mandelstam, central, invoque le souvenir de Prométhée : «Où le gémissement qu'on cloue et qu'on enchaîne?» — Encore un contact silencieux avec Luigi Nono — et poursuit vers la constatation apodictique : «Ceci ne sera plus, les tragédies se meurent». Eschyle est devenu portefaix et Sophocle bûcheron. Mandelstam voit en cela quelque chose d'absolument positif. Toute manière anti-socialiste lui est étrangère.

Une antiphonie entre les deux ensembles se développe en se condensant de plus en plus, c'est à dire que les deux niveaux temporels s'interpénètrent jusqu'au réel point cathartique de l'oeuvre. Qu'est-ce que la poésie? (Qu'est-ce que la musique?). Chez Mandelstam elle est «…l'écho, le jalon — plutôt la charrue…».

A propos du titre : la métaphore de la charrue est tout à fait centrale dans les dernières oeuvres de Mandelstam. Par le tchernoziom de Voronej qui l'entoure à perte de vue, elle est omniprésente. Tout comme la charrue brise la terre, ainsi la poésie (la musique) doit briser le temps du présent, afin que ses couches plus profondes parviennent à la lumière et deviennent fécondes. Ce travail est le sens de l'art et le devoir constant et patient de l'écriture : «Et le travail silencieux rend argenté, finement argenté la charrue d'acier, le son de la voix du poète».

Le dernier des trois poèmes de Mandelstam, un quatrain, apparaît dans son humilité et sa foi transcendante en l'avenir telle une fenêtre pour des temps meilleurs. Avec l'espoir de résurrection exprimé par Mandelstam s'ouvre un nouvel «éventail temporel» : récitante, plusieurs voix parlées dispersées, voix chorales, instruments. La voix grave masculine qui chante le poème ressemble à la voix du poète réprouvé. Elle s'élèvera malgré tout à l'oreille d'un futur ouvert.

Prenant comme point de départ...Plainte...pour viole d'amour accordée en tiers de ton (1990), j'ai composé une musique spatialisée comprenant jusqu'à dix-sept composants : c'est l'une de mes oeuvres les plus complexes. J'ai obtenu un premier degré de réduction en me restreignant au plus petit des deux ensembles antiphoniques qui, dans la version originelle déjà, est tout entier en tiers de ton : Plainte - die umgefpflügte Zeit II (1990) s'en tient à une viole d'amour, treize instrumentistes et deux voix solistes (mezzo-soprano et contre-ténor).

Klaus Huber, Au nom des opprimés. Ecrits et entretiens, Genève, Editions Contrechamps, 2012