Œuvres

La Monte Young
The Well-Tuned Piano  1964-2014 #6h
[pn.]
Joué le 22 mars à 22h30
Photo Régis Golay © Archipel, 2014

The work which has since completely captiveted me and has become the source and inspiration for some of my most creative developments.
La Monte Young

The Well-Tuned Piano est le travail d’une vie. Œuvre obsessionnelle si elle en est, cette pièce pour piano solo du compositeur américain La Monte Young est amorcée en 1964 et ponctue le travail du musicien durant des périodes significatives de son évolution créatrice. L’œuvre est déterminante non seulement au niveau de sa conception globale entre composition et improvisation, mais aussi dans le contexte stylistique minimaliste et pianistique du XXe siècle. Pour certains spécialistes tel Kyle Gann, il s’agit de la pièce américaine pour piano la plus importante depuis la Concord Sonata de Charles Ives.

Au début des années 1960, La Monte Young avait renoncé à la musique écrite en faveur d’improvisations ritualisées, s’étendant parfois à toute une soirée, qu’il programmait sous le titre générique de Theater of Eternal Music. The Well-Tuned Piano se situe dans cette mouvance et révèle une pièce flexible en contenu et structures. En accord avec l’éducation du maître Pandit Pran Nath et sous les influences de l’univers chamanique, du principe des sonorités prolongées et d’un certain type d’improvisation inhérente au style traditionnel Kirana, La Monte Young crée un morceau improvisé avec des points de rencontre. Au fil du temps, La Monte Young a élaboré une colonne vertébrale d'affects et d'idées devant s'incarner dans un espace harmonique. Néanmoins, cette structuration reste volontairement flottante.

Comme son titre l’indique, l'intonation juste est le principe de l’œuvre. Le piano «well-tuned», bien accordé, fait entendre des quintes et des septièmes justes, c'est-à-dire accordé selon un rapport de fréquence naturel: 3/2 pour la quinte, 7/4 pour la septième. Il en résulte bien évidemment qu'aucun intervalle n'est tempéré et que le piano sonne étrangement. Ce système d’intonation inédit, ainsi que le matériau musical propre à l’œuvre sur lequel Young construit ses improvisations sont restés secrets pendant de nombreuses années jusqu'à leur décryptage par Kyle Gann en 1993. Après une longue évolution, ces composants musicaux sont à présent des accords complexes, librement modelables, que l'on peut également jouer de façon défective, et qui sont associés à des concepts exotiques ou historiques, toujours surprenant, tels que The Deep in the Rainforest Chord, The Ethers Churn (The Dinosaurs Dance)… Il y intègre également une pléiade de références à d’autres musiques par des titres évocateurs: The Homage to Brahms Variation of the Theme of the Dawn of Eternal Time, ou encore Sheherazade.

L’une des propositions discursives les plus intéressantes de The Well-Tuned Piano est la formation de vagues sonores rendues audibles par la combinaison de l'accord en just intonation, et d'une technique de doigté particulière. Cela crée des pulsations acoustiques périodiques, suspendues dans les airs comme un nuage sur le piano et emplissant parfois entièrement l’espace sonore lors de longues accumulations d'énergie que La Monte Young nomme Clouds. Ces nuages sont fondamentaux dans l'œuvre. Ils emportent l’auditeur hors de lui et l'enveloppe dans un vaste ressac sonore, cyclique, obsessionnel, encore accentué par la synchronisation des bruits mécaniques du piano et des pulsations acoustiques produites par ce jeu répétitif rapide. Il en résulte un système de résonnances par sympathie, dans lequel les impulsions rythmiques des marteaux, les vagues sonores, entrent en rétroaction, créant une symbiose des fréquences et du rythme, lors de la performance qui, selon La Monte Young, se réalise pour la première fois dans l’histoire de la musique.

Orane Dourde et Marc Texier