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Le Paradigme perdu
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Photo Régis Golay © Archipel, 2014

Une révolution silencieuse a profondément transformé la musique de notre temps : c’est la fin de la musique par douze demi-tons égaux.
Il est difficile, de nos jours, de trouver un compositeur qui n’utilise pas les micro-intervalles, les sons multiphoniques, les gammes extra-européennes, l’électro-acoustique, la transformation informatique des sons instrumentaux, qui tous produisent des intervalles hors du tempérament égal.

La sensibilité n’a pas changé seulement dans la musique contemporaine : le renouveau de l’interprétation de la musique ancienne accordant ses instruments selon des tempéraments inégaux, les mélismes retrouvés du chant médiéval, l'électro et la world music qui fait pénétrer les sonorités extra-européennes et la transformation informatique dans la chanson populaire : partout nous entourent la beauté, l’authenticité, la nécessité de ce nouvel espace harmonique.
C’est là un mouvement qui dépasse de loin le cadre étroit de la musique contemporaine. Il s’agit d’une véritable révolution de notre sensibilité auditive, la fin d’une échelle musicale, le tempérament égal, exclusivement employée de Bach à Boulez.

On peut considérer que s’est refermé dans les années 1950 un grand cycle évolutif qui a commencé au Moyen-Âge, et pendant lequel la musique s’est peu à peu éloignée de son modèle «naturel», celui des harmoniques pures, pour gagner en possibilités constructives. Chaque phase de l’évolution des tempéraments - pythagoricien, mésotonique, tempérament égal - fut un éloignement progressif de la résonance naturelle des cordes vibrantes, et l’harmonie de moins en moins fondée sur la nature; d’autant plus riche et libre qu’elle s’éloignait des intervalles purs au profit d’un brillant artifice mathématique, le tempérament égal.

Ce tempérament égal, parfaite construction, fruit des efforts de huit siècles de musiciens toujours à la recherche d’une plus grande liberté d’écriture, a donc été le point d’orgue d’une évolution commencée à la naissance de la polyphonie. Après avoir été lentement défini, il s’est maintenu durant deux siècles, accepté par tous, indiscutable. Tonalité «naturelle» bien que reposant sur des intervalles faux, modulation permanente, atonalité, dodécaphonisme, sérialisme, et même néo-tonalité, ont été les tentatives de le maintenir encore au XXe siècle, même au-delà de toute nécessité. Le tempérament égal, la plus longue période de stabilité de l’histoire de la musique (malgré les soubresauts de l’harmonie), a été la substance, la chair de toute musique depuis le XVIIIe, et a fini par en être la définition implicite. La musique de Bach à Webern n’est pas «l’art des sons», mais cet art infiniment restrictif, et pourtant dans le chemin étroit qu’il s’est choisi: infiniment riche, de combiner les douze demi-tons égaux de la gamme tempérée.

Dans cette perspective d’une histoire de la musique s’éloignant de plus en plus des sons pour privilégier la note - c’est-à-dire l’écriture -, l’irruption des techniques d’enregistrement a fait l’effet d’un coup de tonnerre. Pourquoi en effet, dès lors qu’il est possible d’utiliser tous les sons de la nature et d’y adjoindre encore tous les sons de synthèse, se limiter encore à nos douze demi-tons ? C’est le sens de l’interrogation ironique de Pierre Schaeffer, l’inventeur de la musique concrète: «L’océan des sons s’est ouvert devant nous, et nous voudrions l’épuiser à la petite cuillère?»

Ce fut le retour du «naturel» dans un système musical qui avait oublié combien il était construit, artificiel, limitatif. Ce fut l’obligation de réentendre l’univers sonore dans sa totalité, de ne plus se limiter aux notes de la gamme, de forger de nouveaux concepts, comme celui d’«objet sonore», de «son organisé», pour en saisir la multiplicité, ou de nouvelles divisions de l’espace sonore. Et de ne plus feindre de croire que tous les sons sont des notes, toutes les notes réductibles à une fréquence ou à un chiffre manipulable selon une combinatoire arithmétique. Ce fut, en un mot, le retour à cette vieille définition de la musique dont le sens avait été perdu: «la musique est l’art des sons».

Marc Texier
directeur d'Archipel