Giacinto Scelsi: Rotativa (1929) [10’]
pour deux pianos et treize percussionnistesÉditions Salabert
Création mondiale
Scelsi à son piano, © Fondazione Isabella Scelsi
La première production de Giacinto Scelsi commence à peine à être découverte. Grâce aux travaux de la Fondazione Isabella Scelsi, des pans entiers de son œuvre écrite entre 1929 et la guerre voient le jour. C'est ainsi qu'on ignorait jusqu'à l'existence de quarante-neuf préludes pour piano, composés entre 1930 et 1940, qui ajouté aux douze préludes publiés en 1947, font de Scelsi l'auteur le plus prolifique du XXe siècle pour ce genre de musique.
Plus encore, c'est la place même de Scelsi au sein de la musique italienne de l'entre-deux-guerres, et la nature du parcours esthétique qui le mène aux pièces radicales des années 1950-1970, qui devront être réexaminées dans les années à venir en raison de l'ouverture prochaine des archives Scelsi, de la publication de son autobiographie et de ses textes théoriques chez Actes Sud, des conférences données les 24 et 25 mars dernier lors du festival Archipel par les membres de la Fondazione Isabella Scelsi : Nicola Sani, son président, Luciano Martinis, vice-président, Carlotta Pellegrini et Sharon Kanach, musicologues.
C'est maintenant un compositeur très différent des légendes habituellement propagées sur son compte qui apparaît. Musicien qui eut une place importante, aux côtés de Luigi Dallapiccola et Goffredo Petrassi, ses contemporains, dans la vie musicale italienne des années 1930, mais dépassant ses derniers par la distance qu'il prit immédiatement vis-à-vis du provincialisme italien, et par l'audace de son parcours. Musicien dont la redécouverte des œuvres de la première période expliquera sans doute la profonde originalité du langage qu'il inventa au début des années 1950, et qui jusqu'à présent semblait surgi de nulle part.
Giacinto Scelsi a été formée au moment où la génération
dell'ottanta (Alfredo Casella, Ottorino Respighi, Franco Alfano, Gian Francesco Malipiero et Ildebrando Pizzetti) incarne le renouveau de la musique italienne. Il en reçoit une influence directe via son professeur de composition à Rome, Giacinto Sallustio, lui-même élève de Casella. Mais contrairement à ce qui a été parfois écrit, Scelsi n'a jamais été élève de Casella ni de Respighi. Il est même très critique à leur égard. C'est l'harmonie debussyste, et son utilisation des échelles orientales, qui marque le jeune Scelsi. Il est aussi influencé, comme il l'écrira en 1940 dans
Évolution du rythme [
Les anges sont ailleurs, Actes Sud, Paris, 2006, p. 109] par la rythmique de Stravinsky et l'ode aux rythmes mécaniques du Futurisme. Voilà donc un jeune compositeur italien, qui dès la fin des années 20, et à la différence de ses contemporains Dallapiccola et Petrassi, se dégage immédiatement du provincialisme néo-classique de l'école italienne. La formation de Scelsi sera complétée dix ans plus tard, alors qu'il réside en Suisse, par sa rencontre avec Egon Kœhler, médecin et compositeur balte, qui l'initie à la musique de Scriabine.
Rotativa, deuxième œuvre de Scelsi après
Chemins du cœur pour violon et piano, est la synthèse de cette triple influence internationale : Debussy, Stravinsky, et une trilogie « futuriste » formée de Pratella (
Danse mécanique dont Scelsi reprend une figure rythmique), Honegger (
Pacific 231), Mossolov (
Les Fonderies d'acier). L'œuvre est écrite en 1929 pour 3 pianos, orgue et orchestre symphonique, mais le jeune Scelsi, qui bute sur quelques difficultés d'orchestration, invite Sallustio son professeur à l'aider à la terminer en 1930 lors de vacances d'été à Vallombreuse en Toscane. Scelsi qui a une correspondance quasi quotidienne avec sa mère lui explique sa difficulté à trouver une fin à la pièce. Finalement il opte pour une cadence conclusive, immédiatement suivie par quelques mesures retenues et subitement suspendues. Cette fin, on le verra tout à l'heure, explique le destin contrarié de cette œuvre.
En 1927, Scelsi s'était épris d'une jeune femme rencontrée lors du mariage de sa sœur Isabella avec le Comte Zogheb en Égypte. Cette personne, dont il resta l'ami, épousa le pianiste Alfred Cortot et c'est par son entremise que la partition de Scelsi fut proposée à Pierre Monteux. Ainsi Scelsi eut-il la chance d'entendre pour la première fois sa musique, qui doit tant à Stravinsky, sous la baguette du créateur du
Sacre du Printemps. Le concert eut lieu à la salle Pleyel à Paris, le 20 décembre 1931. Stravinsky lui-même aurait été présent. Malgré une critique favorable, Scelsi fut très insatisfait de sa partition et entrepris d'en faire plusieurs adaptations. Une pour deux pianos et percussions, dont la partition longtemps perdue sera créée aujourd'hui, et une réduction pour piano solo qui sera publiée par Ricordi en 1933, et créée le 12 mars 1934 par Ornella Santoliquido à Rome. À quoi il faut ajouter aussi une version pour deux piano réalisée dans les années 1940 par Piero Scarpini (mais à partir de quel original ?), créée le 11 juin 1942 par Nikita Magaloff et Maurice Perrin lors d'un concert Scelsi au Conservatoire de Lausanne au cours duquel Hugues Cuenod chanta une autre œuvre de jeunesse de Scelsi, les
Tre canti di primavera. Mais la partition originale pour orchestre de
Rotativa a disparu, et la version pour piano et percussions ne fut pas éditée par Ricordi qui, après en avoir reçu copie, la remisa, au prétexte que la partition n'était pas définitive. La fin suspensive voulue par Scelsi était en effet signifiée par une ligature aboutissant dans le vide, et l'absence de double-barre de mesure finale… Aussi cette pièce ne fut-elle pendant longtemps connue que parce que Scelsi lui-même en parlait volontiers, et la jouait encore par cœur au piano à plus de quatre-vingts ans.
La partition que l'on va découvrir aujourd'hui ne propose pas un développement du matériau rythmique initial emprunté à Pratella, mais procède par juxtaposition de structures rythmiques à 2, 3 et 4 temps comportant de nombreux déplacements d'accents, hémioles et autres superpositions polyrythmiques. Harmoniquement, elle oscille entre Debussy et Stravinsky, montrant que nous sommes là encore dans cette période de métabolisation des influences que reçoit le jeune Scelsi. Il est difficile de dire si cette version est plus proche de ce que voulait exprimer Scelsi, que la version originale perdue pour orchestre qui l'avait laissé insatisfait. Indéniablement, le choix de deux pianos et d'un ensemble de percussions s'approche plus de l'esprit de la modernité futuriste. Elle unit aussi cette partition à des œuvres exactement contemporaines, que Scelsi ne pouvait connaître, et qui inventent elles aussi « l'orchestre de percussions », future formation fétiche de la musique contemporaine :
Ionisation de Varèse,
Ritmicas de Roldán. Il est vraisemblable que le choix de cette formation originale ait été inspiré à Scelsi par
Noces de Stravinsky ou par le
Ballet mécanique de George Antheil.
Scelsi, qui sera après guerre un musicien en rupture complète avec la musique de ses contemporains, proposant l'introspection du son unique quand tous ne pensaient qu'à la série, fut donc à ses débuts un compositeur tout à fait en phase avec l'« air du temps ». Écrivant une musique inspirée par la mécanique et ses rythmes, usant de la répétition, chantant la vitesse et le dynamisme, simplifiant l'harmonie, rejetant les instruments de l'orchestre pour la percussion, incarnant l'homme futur, ouvrier d'une révolution des esprits qui préfère l'acier, les pistons (et bientôt les canons) au sentimentalisme ancien. Cela dit, il reste quelque chose du « salon » dans la pièce de Scelsi. Comte d'Ayala-Valva par sa mère, il était lui-même si loin des aventures futuristes et du monde révolutionnaire, qu'il ne pouvait en embrasser les élans sans garder un peu de son élégance aristocratique.
De toutes ses œuvres de jeunesse, celle-ci était indéniablement sa préférée, voire la seule dont il parlait encore. Il la jouait au piano, un an avant sa mort, lors d'un entretien radiophonique, comme exemple du dandy un peu espiègle et si moderne qu'il avait été, ajoutant que le premier titre de
Rotativa était
Coïtus Mechanicus. « C'était comme une blague, que voulez-vous… »
Marc Texier
Dernière modification de la page: lundi 26 mars 2007. Ce site nécessite un écran 1024x768, javascript activé. Utilisez de préférence Firefox, Camino ou Safari, à la rigueur IE6.