1. La musique du IIIe millénaire - Marc Texier
  2. La musique chorale de Giacinto Scelsi - Marc Texier
  3. L’Immobile en mouvement - Arne Deforce
  4. Alla ricerca del primo Scelsi - Nicola Sani (en italien)
  5. Rotativa: le début de Scelsi
    sur la scène musicale internationale

La musique chorale de Giacinto Scelsi - Marc Texier




Scelsi © Archivio Fondazione I. Scelsi

L'Œuvre de Scelsi est née de la voix. Ses chœurs a cappella reflètent au mieux la dualité de sa musique : tout à la fois mystique et expérimentale.

Peu de temps avant sa mort, Scelsi devint célèbre. Mais la renommée des Quattro Pezzi su una nota sola, le succès rencontré par la création des grandes œuvres orchestrales un an avant sa mort, de ses quatuors à cordes, ont un peu occulté ce fait central : l’œuvre de Scelsi est née de la voix. Son travail avec Michiko Hirayama a généré non seulement le grand cycle des Canti del Capricorno pour soprano solo, mais a été aussi la matrice de cette forme d’écriture par improvisation dirigée qui fonde l’ensemble de ses œuvres solistes instrumentales, et dont les pièces d’ensemble ne sont que l’amplification. Quant aux chœurs a cappella, ils forment un groupe remarquable de sept pièces dont la composition s’étend de 1958 à 1973, couvrant la plus importante période créatrice de Scelsi, et reflétant au mieux la dualité de sa musique : tout à la fois religieuse et expérimentale, mystique et pré-spectrale. On y trouve - au plan spirituel - la tentative d’un syncrétisme religieux entre le catholicisme romain et le bouddhisme Zen par le mélange des chants Grégorien et Shomyo. Et au plan musical, une synthèse entre la tradition contrapuntique et tonale de la musique européenne, mais enrichie par un phrasé aux fluctuations infinitésimales de timbres et de hauteurs à la manière de la musique japonaise.

Phonèmes rituels

Exceptés Antifona, Tre canti sacri et Three Latin Prayers, qui utilisent les textes de la liturgie latine, les chœurs de Scelsi sont tous écrits sur des phonèmes.
Il est a priori surprenant que Scelsi, excellent poète de langue française dont les premiers traits de génie n’ont pas été musicaux mais poétiques, renonce à se servir de textes significatifs. De prime abord on se dit que ce choix des phonèmes est destiné à lui assurer une plus grande liberté dans le renforcement de l’extraordinaire débauche des modes d’émission et des couleurs vocales qui caractérise le phrasé de sa musique. Ainsi aux vibratos d’amplitude variable, glissandos infra-chromatiques, tremollos, trilles, ports de voix, coups de glotte, souffles - toutes ces façons qu’il a d’épaissir les notes, d’en rendre l’émission lisse ou granuleuse -, ajoute-t-il des effets proprement phonétiques : changement de voyelles sur une même hauteur afin de moduler le spectre harmonique, procédé employé bien avant que Stockhausen ne le systématise dans Stimmung ; émission nasalisée ou gutturalisée ; utilisation de consonnes occlusives, fricatives, affriquées, comme autant de manières différenciées d’attaquer le son ; superposition de lignes mélodiques identiques mais avec des décalages du texte d’une voix à l’autre ce qui produit un effet d’hétérophonie phonétique. C’est là le versant sonore de l’imagination phonétique scelsienne, mais comme sa musique qui est à la fois expérience du son et mystique par le son, ces « textes » phonétiques ont aussi un sens religieux.

Comme la démontré Michel Rigoni (La musica corale di Giacinto Scelsi, in Giacinto Scelsi: Viaggio al centro del suono, Luna Editor, 1992) ces sonorités vocales constituent une sorte de méta-langage. Dans Sauh, Yliam, TKRDG, apparaissent les mêmes voyelles et diphtongues que Scelsi, suivant en cela l’esprit de la tradition védique, utilise pour leur expressivité, et pourrait-on dire, leur quasi-signification sonore. Il est connu que dans les Védas, notamment par le traité Pratisakya dans lequel sont énumérés les modes phonétiques de la musique religieuse védique, les textes ont plus d’importance par leur sonorité que par leur signification. Ce sont les accents consonantiques, la couleur des voyelles, qui avant même le sens du texte, sont chargés de frapper le participant au rituel. Pareillement dans la tradition musicale des lamas tibétains les deux syllabes « Om » et « Hum », sont les incarnations syllabiques du dualisme esprit-matière. Cette mystique du son vocal se retrouve dans l’œuvre de Scelsi. La syllabe « Om » qui donne son nom au mouvement central du triptyque pour chœur et orchestre Konx-Om-Pax, apparait aussi à la fin du premier morceau de TKRDG quand la troisième basse expire la phrase conclusive sur un Mi grave. Par contre les phonèmes « Sa » et « Ri », qui dans la tradition tibétaine expriment toujours la terreur, sont quasiment absents de l’œuvre de Scelsi (et l’on verra tout à l’heure l’importance réciproque du mot « Pax » dans les chœurs sur des textes latins), alors qu’il use fréquemment de « Gü », et de « Dü » dont la réunion en sanscrit signifie « Prier ». On entend aussi : « Gou », « Dö », « Ke », « Dn », « Tl », « Kou », « Dl », caractéristiques des anciennes langues mésopotamiennes, comme le Hittite. Car si la musique chorale de Scelsi s’inspire des religions orientales, elle se veut également réinvention de la musique mésopotamienne. Le résultat de ce mélange est un chant religieux imaginaire, qui, à l’exception d’Antiphona, directement issu du Grégorien, est au rituel dogmatique ce que, par exemple, le folklore selon Bartók est à la musique populaire de Transylvanie : une synthèse de l’esprit passant par la recréation de la lettre ; un mélange de cultures et d’époques ; un art savant s’appuyant sur des pratiques populaires afin d’en transcender le message.

Dans tous les chœurs de Scelsi on trouvera ces trois ingrédients : art religieux imaginaire, art populaire de tradition orale, art expérimental pré-spectral faisant un usage systématique des micro-intervalles et de modes de jeux variés dans l'attaque et l'entretien du son. On pourrait encore distinguer ces œuvres selon l'équilibre de la « mixture stylistique ». Deux chœurs sont presque exclusivement d'inspiration religieuse (Antiphona et Three Latin Prayers), deux autres offrent une synthèse du religieux et de l’expérimental (Sauh III et IV, Tre canti sacri), deux autres sont plus spécifiquement spectraux (Yliam, TKRDG), enfin un seul relève d'une inspiration directement populaire (Tre canti popolari). Il n'y a aucune logique chronologique dans ces distinctions, et l’œuvre qui peut bien apparaître comme la synthèse parfaite de l'esthétique scelsienne a été en fait la première composée (les Tre canti sacri de 1958).

Les chœurs « néo-grégoriens »

Antiphona (sul nome Gesu) (1970) fait partie des œuvres à texte latin, mais la source d’inspiration est moins la liturgie occidentale que syrienne et byzantine, comme le remarque Michel Rigoni. Dans cette pièce, Scelsi prend comme modèle la psalmodie responsoriale : deux voix (chœur de ténors et de basses à l’unisson – ou solistes) se répondent sur le nom de Jésus. Il n’y a pas ici d’écriture hétérophonique, ni de méta-langage phonétique, mais une sorte de néo-grégorien modal dont la ligne mélodique, avec son saut de quinte initial, n’est pas sans rappeler tout à la fois l’Ave Maris stella, et un hymne à Jésus de la tradition byzantine. Les Three latin prayers (1970) font entendre le même « minimalisme » néo-médiéval, accru dans cet enregistrement par le fait que le chœur de femmes chante au loin, puis se rapproche, comme une procession de nonnes.

Les chœurs « spectraux »

TKRDG (1968) pour six voix d’hommes est essentiellement une pièce rythmique articulée sur les consonnes du titre, faisant irrésistiblement penser à cet exercice des percussionnistes indiens qui mémorisent les rythmes du tabla par l’articulation d’une suite de syllabes percussives sans signification. Ici les voix sont soutenues par trois percussionistes (jouant principalement de congas), et d’une guitare amplifiée jouée à plat sur les genoux de l’instrumentiste (et donc jouée presque sans main gauche (mais la guitare a un accord spécial) : on entend surtout des cordes à vides et des arpèges sur le cordier) : comment ne pas penser à la musique de l’Inde du Nord, les congas tenant lieu de tablas, et la guitare de tampura, dans une sorte de joute rythmique virtuose où la voix conduit le rythme, repris par les percussions, et soutenu, comme dans d’imaginaires ragas, par la résonance des cordes ?
Yliam (1964) forme le contraste le plus complet avec TKRDG : musique de la continuité et du tuilage, elle préfigure le célèbre Lux Aeterna de Ligeti (de deux ans postérieur, mais Ligeti comme tout le monde, ignorait cette œuvre créée seulement en 1990). Aussi faudrait-il plutôt évoquer, puisqu’il s’agit d’une musique « immémoriale », le passi-but-but chant de la récolte du millet à Taïwan, stupéfiante tradition vocale où les voix s’empilent en glissant progressivement et imperceptiblement vers l’aigu. Yliam est écrit à dix parties réelles, deux sopranos solos, deux contraltos solos, et un double chœur de sopranos et de contraltos, chacun divisé en trois voix. On y trouve bien, n’était tout ce que j’ai dit précédemment, une écriture contrapuntique, mais comme dans Lux Aeterna, elle n’est que le stratagème par lequel Scelsi obtient la sonorité d’une trame mouvante, un long cluster glissant, privilégiant les registres extrêmes de la voix féminine, épais seulement d’une tierce (La-Do), évoluant sans rupture, sans que jamais on entende les entrées, jusqu’au Mi bémol. Encore faut-il définir ces hauteurs comme des « notes épaisses » selon le terme d’Harry Halbreich, le La, par exemple, va du Sol trois-quarts de dièse au Si bémol, par le jeu des quart de ton, et des vibratos de plus ou moins grande amplitude.

Le chœur « populaire »

Tre canti popolari (1958) n’a pas connu le succès de son homologue « religieux » : Tre canti sacri (l’unique succès de la musique chorale scelsienne). On y retrouve pourtant le même esprit, et la même technique. Cependant c’est une pièce pour laquelle Scelsi demande des « voix naturelles », vraisemblablement comme celles qui chantent encore dans quelque village reculé des bords de la Méditerranée. Ici chantée à quatre voix solistes afin de respecter ce caractère folklorique, Scelsi y associe les voix deux à deux (un « dessus » : soprano et ténor, et une « teneur » : alto et basse) dans des formes primitives et traditionnelles de polyphonies : polyphonie par tuilage, polyphonie sur ostinato où, pour une (dernière) fois, Scelsi écrit de véritables mélodies, des formules ornant la phrase diatonique des basses, laquelle est répétée en valeurs s’allongeant progressivement. Il y a aussi, comme dans toute pièce de Scelsi, une parcours harmonique/polaire : du Sol au Sol dièse dans la première pièce, du Fa dièse à la quarte Fa dièse-Si dans la seconde, et une focalisation sur le Do dans la troisième.

Les chœurs de la synthèse « religieux-expérimental »

Sauh est un cycle de deux fois deux pièces pour voix de femmes. Sauh I-II ne fait pas partie à proprement parler des œuvres chorales étant écrit pour deux voix de femmes solistes (ou pour une voix et bande). Sauh III-IV (1973), qui est enregistré ici, est l’amplification des deux pièces initiales, utilisant le même « texte » phonétique, mais avec une formation doublée. On y entend l’un des principe d’écriture des plus constant chez Scelsi : un contrepoint à deux parties dont chaque ligne est dédoublée en deux voix chantant avec de légers décalages (hétérophonie), et cela dans un ambitus très restreint (ici, guère plus d’une tierce). Mais « Sauh » dans les civilisations pré-bouddiques est un mot au sens très large : pouvoir, domaine, tout autant que tolérance et sagesse. Comme le remarque Michel Rigoni (op. cit.) ce cycle des quatre Sauh (en quelque sorte : les quatre sagesses) est à rapprocher des Louanges des quatre Sagesses, chant bouddhique de la tradition Shomyo (Japon).

Tre canti sacri (1958) pour huit voix mixtes, est à juste titre l’œuvre chorale la plus connue de Scelsi. Il y synthétise ses différents procédés d’écriture : notes polaires, hétérophonies mélodiques ou phonématiques, glissandi infra-chromatiques, forme en arche excentrée, langage quasi-tonal, utilisation systématique du quart de ton, moins pour écrire des mélodies micro-tonales que pour élargir la palette des inflexions vocales (ce sont donc des micro-intervalles d’ornementation comme on peut en entendre dans les interprétations récentes du Grégorien). Comme l’a remarqué Harry Halbreich (La Musique vocale de Giacinto Scelsi, texte de conférence publié dans le Journal à Royaumont n°1, 1987) parfois Scelsi écrit des doublures à l’octave faussées d’un quart de ton ce qui a pour effet de faire apparaître des battements, voire des sonorités additionnelles (dans le premier des Tre canti sacri, par le frottement d’un Mi et d’un 3/4 de dièse). Mais tout ceci, qui relève de la modernité, est coulé dans une forme médiéviale. Les Tre canti sacri sont trois motets de forme ternaire écrits sur des paroles liturgiques. Le premier a trait à l’Annonciation, avec pour texte Angelus Domini Nuntiavit Mariae et Concepit de Spiritu Sancto, le deuxième est l’introït du Requiem, et le troisième est le Gloria in Excelsis Deo. Comme l’écrit Michel Rigoni: « Toutes les tensions accumulées au cours de ces pièces convergent vers le pax in terra final, dans un climax particulièrement impressionnant (pièce III, mes. 40-52) où, après dix mesures extrêmement tendues écrites à huit parties réelles sur une seule note ( bémol) et textuellement fondées sur la répétition hypnotique du mot « Pax », nous avons l’explosion de la polyphonie dans une texture dense et mobile, d’autant plus frappante qu’elle est inhabituelle dans l’univers de Scelsi. L’effet de ce passage a indubitablement pour objet de faire prendre conscience de l’importance de ce message de paix. Avec cette commotion finale, les Tre canti sacri se rattachent aux grandes œuvres comme Konx-Om-Pax (dont le titre signifie « paix » en trois langues. NDT). Le désir de paix apparaît comme le point cardinal de la pensée scelsienne. Bien loin de vouloir créer une musique religieuse universelle, un rite musical oecuménique, Scelsi utilise des éléments des traditions connues afin de dépasser d’éventuels facteurs de conflits entre ces religions. Une religion sans dieu ni culte mais à la recherche d’une réalité profonde de l’univers et d’un esprit de paix. » (Michel Rigoni, op. cit. Traduit de l’italien par Marc Texier et Jean-Marc Singier).

L'interprétation du New London Chamber Choir

Musique vocale savante de tradition orale, il faut à Scelsi des interprètes sachant « lire entre les lignes », puisque rien d’essentiel n’est écrit, sinon là. Il faut des musiciens ayant compris que les micro-intervalles ne sont pas des approximations de hauteurs « justes », que les modes de jeux ne sont une couleur apportée à la mélodie, mais le fondement même du phrasé. Le New London Chamber Choir dirigé par James Wood, rompu à la pratique de la musique microtonale, est de ceux-là. Son enregistrement des chœurs de Scelsi, édité par Accord, a été la première intégrale consacré à cet ensemble, et pour certaines pièces une première absolue (TKRDG, Yliam, Tre canti popolari). Il a été effectué à la suite d’un concert en hommage à Scelsi, célébrant les dix ans de sa mort, donné en septembre 1998 à l’abbaye de Royaumont dans le cadre du festival « Voix Nouvelles ». La difficulté d’appréhension de cette musique (plus encore que sa difficulté d’interprétation) explique qu’on y entende pour la première fois comme elles doivent sonner, ces œuvres vieilles de quarante ans… et quelques millénaires.

Marc Texier
La Musique chorale de Giacinto Scelsi
in CD Scelsi: intégrale de l'œuvre chorale, Accord 1998

Dernière modification de la page: samedi 10 mars 2007. Ce site nécessite un écran 1024x768, javascript activé. Utilisez de préférence Firefox, Camino ou Safari, à la rigueur IE6.