Festival Archipel 2010
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Darwich: Poèmes
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Darwich, Mahmoud
D.R.

Le moustique

Le moustique, dont je ne connais pas le nom au féminin, est plus féroce que la médisance. Non content de te sucer le sang, il t'accule à une bataille absurde. Comme la fièvre d'Al-Mutanabbi, il n'est en visite qu'à la faveur de l'obscurité. Il bourdonne et vrombit tel un avion de chasse que l'on n'entend qu'après qu'il a atteint sa cible. L'objectif, c'est ton sang. Tu allumes pour le repérer et il se cache dans un recoin de la chambre et de ton obsession, puis il se pose sur le mur, confiant, l'air pacifique, presque abandonné. Tu essaies de l'écraser avec l'une de tes chaussures, mais il esquive le coup, s'échappe, avant de réapparaître pour te narguer. Tu l'insultes à haute voix et il n'en a cure. Conciliant, tu négocies avec lui : dors, que je puisse dormir ! Croyant l'avoir convaincu, tu éteins et te rendors. Ayant sucé encore un peu de ton sang, il se remet à vrombir et te menace d'une nouvelle attaque. Il te pousse à une bataille accessoire avec l'insomnie. Tu rallumes et résistes à l'insomnie et au moustique en lisant. Mais voilà qu'il atterrit sur la page que tu lis. Tu t'en réjouis en te disant : Il est tombé dans le piège ! Tu refermes violemment le livre sur lui. Je l'ai tué… Je l'ai tué ! Et quand tu rouvres le livre pour jouir de ta victoire, tu ne retrouves ni le moustique ni les mots. Les pages de ton livre sont blanches ! Le moustique, dont je ne connais pas le nom au féminin, n'est ni une métaphore, ni un surnom, ni un euphémisme. C'est un insecte qui aime ton sang et le flaire à une distance de vingt lieues. Et pour parvenir à une trêve avec lui, tu n'as qu'une solution : changer de groupe sanguin !

Le mur

Énorme, une vipère métallique s'enroule autour de nous. Elle avale nos petits murs séparant la chambre à coucher de la salle de bains, la cuisine et le salon. La vipère ne rampe pas en ligne droite pour ne pas imiter notre façon de regarder droit devant. Elle se tord et brandit son cauchemar de vertèbres en ciment, armé de fer souple, facilitant ses déplacements vers les miettes de directions et de carrés de menthe que nous avons pu préserver. La vipère rampe pour pondre entre nos soupirs et nos râles et que nous disions, ne serait-ce qu'une fois, tant nous étouffons : Oui, nous sommes les étrangers. Nous regardons nos miroirs et ne voyons que la vipère s'approcher de nous. Mais, en faisant un petit effort, nous observons ce qu'il y a au-dessus d'elle : un ciel qui bâille d'ennui face à des ingénieurs occupés à boucher son toit avec des fusils et des drapeaux. De nuit, nous y voyons scintiller des constellations qui nous scrutent avec tendresse. Et nous voyons aussi au-delà du mur de la vipère : les gardiens du ghetto, apeurés par ce que nous faisons derrière le peu de petits murs qui nous restent. Nous les voyons lubrifier leurs armes pour tuer le phénix qu'ils croient caché chez nous, dans le poulailler. Que pouvons-nous faire, sinon en rire ?

Si nous le voulons

Nous deviendrons un peuple, si nous le voulons, quand nous saurons que nous ne sommes pas des anges et que les autres n'ont pas l'exclusivité du mal
Nous deviendrons un peuple quand nous n'adresserons plus de prière de remerciement à la patrie sacrée chaque fois que le pauvre aura trouvé de quoi dîner
Nous deviendrons un peuple quand nous insulterons le chambellan du sultan et le sultan en personne sans avoir à passer en jugement
Nous deviendrons un peuple quand notre poète écrira un poème licencieux sur le ventre de la danseuse
Nous deviendrons un peuple quand nous oublierons ce que nous dit la tribu, quand l'individu élèvera à un rang supérieur les petits détails
Nous deviendrons un peuple quand un écrivain regardera vers les étoiles sans affirmer : Notre pays est plus haut… et plus beau
Nous deviendrons un peuple quand la police des mœurs empêchera qu'une prostituée et une femme adultère soient rouées de coups publiquement
Nous deviendrons un peuple quand le Palestinien ne se souviendra plus de son drapeau que dans les vastes terrains de foot, les concours de beauté et le jour de la Nakba
Nous deviendrons un peuple, si nous le voulons, quand on autorisera le chanteur à psalmodier un verset de la sourate Le Miséricordieux lors d'une fête mixte de mariage
Nous deviendrons un peuple quand nous respecterons la justesse comme l'erreur

À un jeune poète

Ne crois pas en nos préceptes, oublie-les
Mets en avant ta propre parole, comme si
tu étais le premier à écrire la poésie
et le dernier poète !
Si tu nous lis, passe sur nos lubies
corrige plutôt nos erreurs
dans le livre de l'adversité
Ne demande à personne : Qui suis-je ?
Tu sais bien qui est ta mère
et ton père n'est autre que toi-même
La vérité est blanche, écris donc sur elle
avec l'encre du corbeau
La vérité est noire, écris sur elle
à la lumière du mirage…

Textes traduits de l'arabe par Abdellatif Laâbi