Festival Archipel 2010
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Murail: Winter Fragments
Maor: Kultur
Murail: Treize couleurs du soleil couchant
Matalon/Pachini: Tunneling
Markéas: Trois voyages
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Matalon, Martin: Tunneling (2009) 20’
D.R.

Dernier volet d’une trilogie d'opéras vidéos initiée en 2003 par Voix Nouvelles à Royaumont (France) avec le vidéaste Paolo Pachini, Chute(s), à la suite de An Index of Metals (2003, musique de Fausto Romitelli) et Il Diluvio (2008, musique de Mauro Lanza), réuni autour de ce vidéaste italien trois fortes personnalités et autant d'univers musicaux. La beauté idéale de Michaël Jarrell, la luxuriance sonore de Martin Matalon, les saturations furieuses de Raphaël Cendo. Ce spectacle, pour double projection vidéo en haute définition, ensemble instrumental et électronique, illustre trois visions d’un archétype universel : l’idée de chute.

En trois tableaux indépendants, dans une succession allegro-prestissimo-adagio, l'énergie cinétique de la chute se dissipe jusqu'à l'apesanteur. Il ne s'agit aucunement d'une représentation réaliste de la chute - malgré la présence de sujets humains dans l'image - mais, par un dispositif visuel et sonore original de faire physiquement éprouver à l'auditeur la sensation du vertige, la désorientation nauséeuse qu'il induit en nous, l'impression de chute sans fin, l'horizon tournoyant, les repères visuels contredit par notre sens de l'équilibre. Nous voilà cosmonaute en herbe dans une centrifugeuse de la NASA, pilote de chasse dans un simulateur de vol pris de soubresauts avec la sensation fictive d'un écrasement imminent. Mais aussi humain assistant au lent ankylosement de la vie, flétrissement de la peau, désagrégation de la chair, pulvérisation de notre être. La chute est celle de notre déchéance, la vie lentement absorbée par la non-vie, gestes et mouvements s'immobilisant. Un impavide cultivateur pousse sa charrue alors que le pied d'Icare dépasse encore des flots dans le toile de Breughel. Mais que ressent Icare entre soleil et roche, homme de cire fondue, privé de ses plumes d'ange ? Proche de notre sort commun, la désintégration.

Il s'agit d'abord de désorienter. À la projection habituelle, les artistes ont préféré des écrans verticaux (6x3m) juxtaposés, totems animés où les formes tombent plus qu'elles ne se déplacent. Le sextuor instrumental placé sous les écrans est projeté dans toute la salle par un dispositif électronique en temps réel. Les trois tableaux successifs de Cendo, Matalon et Jarrell sont trois pièces indépendantes, mais l'organisation des agogiques, la reprise de thèmes visuels, donnent au spectacle la forme d'une désagrégation progressive. Chute(s) comme ingestion. Chute(s) comme dissipation. Chute(s) comme destin entropique.

Charge de Raphaël Cendo se déroule autour d'un objet monstrueux: l'URSUS, une plateforme marine dotée d'un bras de soixante-dix mètres de haut. Ruine industrielle du port de Trieste datant de l'Empire austro-hongrois, elle est totalement recouverte de rouille et sa surface craquelée lui donne l'apparence d'un gigantesque écorché, cadavre de viande métallique.

Une danseuse-insecte s'y engloutit, en proie au vertige, dansant frénétiquement des luttes copulatoires avec un grand sac noir, un quart de bœuf, un homme pendu par les pieds. Suspendue dans le vide, mi-femme mi-aliment sur le point d'être avalé par le vide et l'acier.

Tunneling de Matalon poursuit cette confusion entre le vivant et le mort, l'organique et l'abstrait en opposant images de synthèse aux formes géométriques et paysages de nuit filmés à grande vitesse depuis une voiture, ou d'une caméra qui chute dans une grotte sans fond. Le monde qui nous environne, déformé par la célérité de cet œil, devient géométrie, spirale mystérieuse, cascade de sensations indistinctes et nocturnes. Le montage accroît cette prolifération de mirages jusqu'à ce que sursaturé, le défilement obsessionnel confine à la suspension. Par l'extrême vitesse, l'enchaînement des images se lisse ne laissant plus voir qu'une surface en lente transformation.

Dans un mouvement qui est paradoxalement un adagio final, Staub de Jarrell tend vers la fin dernière. La musique s'y désagrège, devient poussière, corps qui vieillit, puis meurt. Musique dont on ôterait peu à peu la chair, dont il ne resterait que le substrat, des traînées, quelques trace, encore animées de petites chutes de sons produisant de faibles vibrations sur la surface aquatique des haut-parleurs. Au rythme de cette musique qui se désincarne, quatre personnages vieillissent, se rigidifient, perdent leur énergie. Ils sont les figures allégoriques de la Matière, de la Forme, de l'Espace et de la Poussière. On ne voit que le reliquat de leurs actes, en de brefs flashes, fusées, déambulations décolorées, vibrations lumineuses. Ces sujets sont déjà des natures mortes, des organismes en voie d'abstraction géométrique. Blanc, noir et rouge dominent. Nous assistons aux quatre derniers repas de l'existence. Tout est consommé. Il ne reste plus que des fleurs saturées de rouge dans la blanche poussière des os.

Marc Texier
Programme du festival Voix Nouvelles 2009