Festival Archipel 2010
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Hurel: Interstices
Huber: Die Seele muss vom Reittier steigen… (À l’âme de descendre de sa monture…)
Harsch/Gravat/Schnebel: Ouvrages de gueule
Huber: In Nomine - ricercare il nome…
Huber: Transpositio ad infinitum
Huber: Kammerkonzert («Intarsi»)
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Huber, Klaus
D.R.

Notre regard sur le monde est déplacé.
Nous louchons tous. L’œil louche. L’oreille louche.
Et notre pensée est détournée à cause d’un aimant puissant.

Croissance, la croissance d’abord. Le marché totalitaire.

Klaus Huber, 29.4.2002

Il y a six ans, j’écrivais à l’occasion de la commémoration de la 75e année des Journées musicales de Donaueschingen :
« Les sociologues analysent : bien plus de 60 % de la reproduction musicale et culturelle des sociétés d’aujourd’hui a lieu de façon virtuelle, indirecte, numérique et perpétuellement manipulée. Pour cette raison, la croyance absolue dans le caractère quantifiable de toutes les valeurs – même humaines – devient une condition indissociable. La statistique est souveraine et laisse tout, ou presque, disparaître dans la gosier de la consommation, avec des bénéfices considérables pour une minorité de gens… La « disparition de la réalité », qui, à l’époque du multimédia, se confond de plus en plus avec la réalité virtuelle, ne conduit paradoxalement pas à la liberté « superindividuelle » tant proclamée mais directement à des potentiels de manipulation toujours plus puissants. Résultat : la tendance des hommes au matérialisme, et par conséquent, inévitablement, à celui de leur art, progresse inexorablement.

Plus nous pénétrons dans le potentiel de la musique en tant qu’art, plus il est évident que la musique n’a pas de persistance sans la transcendance. De manière encore plus radicale que dans d’autres arts se pose la question : qu’est ce qui est « dehors », et donc matérialisable ; et qu’est ce qui « dedans », et donc peut être vécu sans être matériel. Dans ses racines plus profondes, la musique reste néanmoins une manière de représentation réelle du monde par l’intermédiaire de sa temporalité.

Ce type de pensée m’accompagne constamment, notamment quand je compose.
En douze ans de travail sur la musique arabe, et en particulier sur sa théorie musicale classique, la prise en compte du sophisme a accompagné mon chemin. C’est pour cela que j’ai découvert une ode de l’érudit Ibn Siná-Avicenne, dans laquelle il représentait le chemin et le destin de l’âme humaine en tableaux mystiques en les argumentant philosophiquement. On considéra qu’Avicenne, premier esprit éclairé au tournant du premier siècle, n’avait trouvé aucune contradiction dans le fait de chanter l’expérience sophiste de la création dans une ode qui décrit le chemin existentiel de l’âme humaine.

Ernst Bloch a repris les interrogations d’Avicenne comme point de départ pour un texte de 1952, dans lequel il analyse également la signification que la philosophie d’Avicenne et Averroès donnait pour le déploiement de la pensée occidentale (Avicenna und die Aristotelische Linke, Berlin, Suhrkamp, 1963).

Si je pense que nous, les artistes occidentaux, devrions agir contre une vague dominante de matérialisme non seulement dans notre esthétique mais aussi dans notre existence tout entière, alors se pose la question : comment fournissons-nous une opposition ancrée dans la rationalité mais aussi dans une esthétique qui ne soit pas totalement inefficace ?

Dans son discours à Francfort lors de la remise du Prix Theodor W. Adorno en 2001, Jacques Derrida a formulé une surprenante revalorisation de la pensée propre au rêve. Derrida reconnaît au rêve une grande rationalité, qui surpasse celle de la conscience éveillée, et cela à l’aide d’un enchaînement de pensées que Walter Benjamin a rêvées et soigneusement reformulées. Ne serait-il pas temps de reconnaître l’existence intérieure, globale, des hommes, qui s’appelle âme, comme une réalité qui est rapportée rationnellement au monde au même titre que les autres réalités ? Derrida a fait un premier pas dans cette direction.

L’ode d’Avicenne ne m’a jamais quitté, elle m’a accompagné du concept original d’un concerto pour violoncelle jusqu’à l’œuvre présentée ce soir.

En avril 2002, j’ai lu un poème qui m’a ému au point de m’amener de l’ode d’Avicenne, base conceptuelle de ma composition, au présent. Il s’agissait d’un poème inédit du poète palestinien Mahmoud Darwich, écrit en janvier 2002 dans la ville assiégée de Ramallah.
De façon étonnante et confirmée à mes yeux, Darwich, délibérément ou pas, rejoint l’indiscutable profondeur mystique d’Avicenne, mille ans plus tard, dans la strophe centrale de son poème : « À l’âme de descendre de sa monture et de marcher sur ses pieds de soie ».

Afin de réagir au présent, ne pouvant pas faire autrement, j’espère fournir avec mon travail une contribution modeste contre le matérialisme croissant des hommes (et de leur âme), pour venir au secours de tout ce qui touche à l’« humain », à une époque qui s’est fixé d’autres objectifs. Et cela dans la totale conscience d’un présent extrêmement brutal, non seulement en Palestine.
Un autre monde est possible.

Sur ce point, Mahmoud Darwich est pour moi tout aussi bien un modèle qu’un miroir.
Que peuvent offrir la poésie, l’art, dans un cas de conflit extrême ? Que ne peuvent-ils pas offrir ?

« La défense d’un monde, d’une période, qui est sur le point de mourir, s’apparente à la riposte des petites créatures lorsqu’elles sont menacées par la tempête. Elles se cachent entre deux pierres, dans les failles, dans les trous, dans l’écorce d’un arbre.
La poésie est exactement ça, rien d’autre que ça. Elle est cette petite créature qui n’a pas la force qu’on lui supposait. Sa force, c’est son extrême fragilité.
La poésie peut être d’une efficacité peu commune mais sa force provient de la reconnaissance de la fragilité humaine. J’ai brandi pour ma part l’arme de ma propre fragilité pour tenir tête aux tempêtes de l’Histoire.
La langue du désespoir est plus forte poétiquement que celle de l’espoir. Le désespoir constitue le territoire poétique, psychologique et linguistique qui rapproche le poète de Dieu, de l’essence des choses, du premier dit poétique… comme le poète était renvoyé à la genèse du premier poète.
La poésie est toujours une quête de ce qui n’a pas encore été dit. »
(Mahmoud Darwisch, La Palestine comme métaphore, Entretiens, traduit de l’arabe par Elias Sanbar et de l’hébreu par Simone Bitton, Actes Sud, Sindbad, 1997.)

Klaus Huber
traduit de l'allemand par Francesca Serra